I really wanted to be taken seriously as an artist, not just some SoundCloud rapper or some mumble rapper.” C’est par ces mots que Lil Yachty a introduit son nouvel album Let’s start here. le vingt-huit janvier dernier, l’album étant un mix entre Soul et Psycho-rocks, à l’inverse de tous les autres projets qu’il a pu sortir, qui, vous l’aurez compris, avaient pour genre musical le Rap. C’est précisément cette phrase qui m’a donné envie d’écrire cet article. Car pour les non-amateurs du genre, elle peut être anodine. Elle soulève et implique pourtant de nombreux questionnements et certaines problématiques que nous allons voir et tenter d’expliquer aujourd’hui. Nous pouvons nous poser deux questions d’emblée :

Par qui veut-il être considéré sérieusement, être validé, et pourquoi recherche-t-il cette validation ? Autrement dit, ces questions impliquent une notion fondamentale en musique et particulièrement dans le monde du Hip Hop, la légitimité. Nous avions déjà pu en discuter sommairement dans l’article précédent avec la notion d’authenticité qui s’en rapproche. Nous allons ici la voir plus en détail.

La légitimité musicale du point de vue de la sociologie

Avant tout, il faut donner une définition du terme.  La question de la légitimité de la musique a grandement été étudiée par des sociologues et anthropologues tels que Pierre Bourdieu ou Howard Becker. Prenons la définition de Tia DeNora, anthropologue britannico-américaine de la musique.

Selon DeNora, la légitimité dans la musique est liée à la capacité d’une musique à susciter des émotions et des sentiments positifs chez les auditeurs, ainsi qu’à sa capacité à favoriser l’adhésion à des normes et à des valeurs culturelles.

Pour DeNora, la musique est un vecteur de régulation sociale, qui permet de renforcer les liens entre les individus et de favoriser la cohésion sociale. La légitimité d’une musique dépend donc de sa capacité à remplir cette fonction régulatrice, en suscitant des émotions et des sentiments partagés, en renforçant l’identité collective d’un groupe social ou d’une communauté, et en permettant la transmission de normes et de valeurs culturelles.

Cette définition met en évidence l’importance de la fonction sociale de la musique dans la construction de sa légitimité. Elle souligne également le rôle de la musique dans la construction de l’identité culturelle, ainsi que dans la transmission des normes et des valeurs d’une société. En ce sens, la légitimité dans la musique ne peut être dissociée des enjeux sociaux, culturels et politiques qui sont propres à chaque contexte de production et de réception de la musique. (DeNora, T. 2003).

Nous avons ici une définition pour le domaine musical en général, mais recentrons-nous sur le Rap et la culture Hip Hop pour lesquelles les questions d’authenticité sont primordiales. Dans The Hip Hop Wars, Tricia Rose, chercheuse américaine et directrice du Centre d’Études de la Race et de l’Ethnicité à l’université Brown, aborde les questions de légitimité et d’authenticité dans le Rap en mettant l’accent sur les notions de “réalité” et d'”expérience vécue”. Selon elle, cette légitimité est souvent liée à la capacité des artistes à raconter des histoires qui reflètent les réalités sociales et économiques de leur environnement, ainsi qu’à leur capacité à représenter de manière authentique leur propre expérience vécue. Rose soutient que la légitimité dans le Rap est aussi déterminée par les auditeurs et les fans, comme nous avons pu le voir dans le précédent article, notamment avec la blog era. Cela peut inclure des éléments tels que l’utilisation de dialectes et de langages spécifiques à une région, des références à des événements historiques ou culturels spécifiques, ou encore des représentations réalistes de la vie dans les quartiers populaires. La légitimité dans le rap peut également être liée à la capacité des artistes à innover et à repousser les limites du genre, en créant des sons et des styles nouveaux et originaux qui sont en mesure d’inspirer et d’influencer d’autres artistes et auditeurs. Ces questionnements légitimes des artistes et des auditeurs sont un élément essentiel qui régissent cet art et qui le façonnent. Pourtant, ce n’est pas vraiment la question que se posait Lil Yachty quand il expliquait sa démarche créative pour son nouvel album. Il a cette étiquette de rappeur soundcloud car il a émergé à cette période. Cette étiquette était effectivement mal perçue par une partie du milieu à ses débuts et quelques artistes installés depuis longtemps avaient émis quelques critiques tels que Kendrick Lamar ou J. Cole. Mais on entendait ces critiques il y a de cela plusieurs années et le rappeur est aujourd’hui respecté dans le milieu. Il ne cherche donc pas à acquérir une légitimité DANS le rap qu’il a déjà. Il cherche une légitimité en dehors de cette sphère, et quand il explique qu’il veut être pris sérieusement en tant qu’artiste, Le respect qu’il recherche semble institutionnel. D’un point de vue de communication, si nous extrapolons ce qu’il explique, nous pouvons nous dire que la légitimité au sein de la culture Hip Hop n’est plus satisfaisante pour lui et qu’il en cherche une « meilleure ». Autrement dit, le Rap est un genre qui l’empêcherait d’être validé dans les autres sphères du monde la musique, un genre qui ne serait pas assez noble. Et cette problématique n’est pas juste une communication hasardeuse d’un seul artiste, elle est un vrai questionnement depuis que le genre existe, car, depuis qu’il existe, ce type de musique a été stigmatisé.

Légitimité du rap et discrimination

Nous l’avions vu lors du précédent article, le Rap est devenu l’un des, si ce n’est le genre le plus populaire en occident, notamment grâce à la diffusion de la culture populaire américaine dont il provient. Ce genre fait partie d’une culture plus large, La culture Hip Hop. Cette dernière a pourtant toujours été victime de discrimination de la part d’acteurs variés : politiques, acteurs du monde musical, médias, etc.

Faisons-en donc un historique sommaire. Nous nous retrouvons en 1973, dans le South Bronx, quartier défavorisé de New York. C’est supposément ici que DJ Kool Herc, pendant une Block Party, va créer une nouvelle technique de DJing en jouant la partie break (la plus dansante) de deux disques identiques consécutivement, ce qui va donner naissance au Breakdancing, un des piliers de cette culture. Il va très vite donner envie aux autres dj du quartier de faire même, ce qui va amener des danseurs, mais aussi rapidement d’autres formes d’art et d’artistes, comme des poètes (qui vont devenir des rappeurs), des artistes visuels (graffiti), etc. et qui vont tous façonner cette culture. Selon certains spécialistes de la culture Hip Hop, nous pouvons aujourd’hui la segmenter en six éléments :

  • Le DJing – la manipulation artistique des rythmes et de la musique
  • Le MCing, alias le rap – qui consiste à mettre de la poésie parlée sur un rythme
  • Le break – la forme de danse du Hip Hop
  • L’écriture – qui consiste à peindre des graffitis très stylisés
  • Théâtre et littérature – combinaison d’éléments et de thèmes Hip Hop dans le théâtre, la poésie et les histoires.
  • Connaissance de soi – les principes moraux, sociaux et spirituels qui informent et inspirent les modes de vie Hip Hop.

Ce qui est essentiel et impératif de noter, c’est que la culture Hip Hop a été définie et adoptée par de jeunes Afro-Américains urbains de la classe ouvrière. La musique Hip Hop est née d’une combinaison de formes musicales traditionnellement afro-américaines, notamment le jazz, la soul, le gospel et le reggae. Elle a été créée par des Afro-Américains de la classe ouvrière qui, comme Herc, ont tiré parti des outils disponibles – disques vinyles et tables tournantes – pour inventer une nouvelle forme de musique qui a à la fois exprimé et façonné la culture de la jeunesse noire de New York dans les années 1970. Elle s’est ensuite propagée de manière nationale auprès du même type de population avant de toucher un public global.

Cette culture est donc née à l’origine dans des communautés déjà discriminées et s’est donc, semblablement au reggae, développée en opposition à cette discrimination. La popularisation du Hip Hop, et surtout du Rap, a mis en lumière des voix qui étaient sous représentées dans l’espace médiatique quotidien. Cette culture s’est construite sur un besoin d’évasion de la part de ces communautés, et les block party se font sous le signe de la spontanéité, et sont de véritables safe places pour ceux qui sont oppressés. Ils se réapproprient les termes racistes (le n-word par exemple) et se développent en étant influencés par des figures telles que Malcom X ou Martin Luther King et des mouvements tels que le Black Panther Party.

La popularité du Gangster Rap a commencé à dominer la fin des années 1980 et le début des années 1990, et une vague d’inquiétude a envahi tout le pays, une époque qui a été bien documentée dans le film favori des fans de NWA, Straight Outta Compton, sorti en 2015. Les meurtres de Tupac Shakur et de Notorious B.I.G. au milieu des années 1990, ainsi que l’hystérie entourant la musique d’Eminem à la fin des années 1990 et au début des années 2000, n’ont fait qu’attiser la colère des pouvoirs politiques, qui ont déclaré que le Hip Hop encourageait la violence et exerçait une influence dangereuse sur la jeunesse américaine. En 1992, le vice-président de l’époque Dan Quayle avait demandé à Interscope Records, label appartenant à Time Warner, de retirer des ventes l’album 2pacalypse Now de tupac Shakur qu’il jugeait trop violent et exerçant une influence néfaste. Un des cas les plus évidents de cette époque est celui du groupe N.W.A et de son morceau Fuck Tha Police. La chanson avait suscité une vive réaction de la part du gouvernement et des médias, qui avaient appelé à l’interdiction de la chanson et de l’album. Le FBI avait même écrit une lettre au label de N.W.A. pour exprimer leur préoccupation quant aux paroles de la chanson.

De manière générale, le mouvement était vu comme violent, sexiste, anti-républicain, dangereux pour la société, etc. Il n’était pas vu comme un genre musical classique et légitime, mais comme une forme d’expression vulgaire incitant à la haine. Aujourd’hui, les choses tendent à évoluer, mais un artiste provenant de ce milieu est encore soumis à des discriminations, comme le prouve la loi qui a récemment été votée aux USA et qui restreint le droit des procureurs à citer des paroles de Rap en guise de preuve. Ce projet de loi est bien une preuve de la discrimination que subissent les artistes, puisque le projet de loi demande également que les tribunaux admettent des témoignages sur “la recherche expérimentale ou en sciences sociales” qui montrent comment un genre particulier “introduit des préjugés raciaux dans la procédure“.  Les deux sénateurs à l’origine du projet, Jamaal Bailey and Brad Hoylman, expliquaient que “This reform is urgently needed. This tactic effectively denies rap music the status of art and, in the process, gives prosecutors a dangerous advantage in the courtroom: by presenting rap lyrics as rhymed confessions of illegal behavior, they are often able to obtain convictions even when other evidence is lacking,”.

En discriminant ainsi une culture entière et ses acteurs, par les médias et de manière institutionnelle, c’est tout naturellement que la légitimité du genre est remise en cause. Nous avons pu voir qu’elle s’est développée en dehors des circuits traditionnels, et que les acteurs cherchaient une légitimité entre eux, et non pas auprès des personnes externes. Ces derniers ont et sont cependant forcément impactés par cette situation, et nous allons maintenant voir comment.

Rappeur, artiste, pourquoi cette différenciation ?

Entre le moment où j’ai commencé mes recherches et l’écriture de cet article, le principal intéressé avait répondu aux détracteurs qui disaient qu’il manquait de respect au genre. Dans une interview du Rap Radar Podcast, il expliquait que “I wanna talk about that for a second because there was this conversation on the internet after I said that. And people took it as me trying to say like, ‘Oh, I hate when rappers say I wanna be taken seriously as an artist.’ As if I was saying that you’re not serious if you’re a rapper. That’s not what I meant […] I mean, specifically, I do more than rap. For a long time in my career, I wanted to be taken seriously as a rapper. And I said that. And I would go and try and do radio interviews, freestyles, or whatever. Just because I wanted that. I did Michigan Boy Boat, I did things. That’s when I was trying to prove I’m a rapper. But I’m past that. Now, I’m proving I’m an artist.”

Il tente donc d’expliquer que ce n’est en rien un manque de respect à ses confrères rappeurs et qu’ils sont légitimes dans leur démarche. Pourtant, sa communication, et surtout sa dernière phrase, laisse penser l’inverse. En effet, il explique qu’il ne veut plus être pris pour un rappeur, mais bien pour un artiste, comme si c’étaient là deux termes antithétiques. Pourtant, à mon sens, un rappeur est, de fait, un artiste puisqu’il fait du Rap, et le Rap est un art. Il semble donc avoir intériorisé, et dans un sens, validé ces stigmatisations du genre comme quoi il ne serait pas assez noble pour être qualifié d’art. Surtout, il est loin d’être le seul dans ce cas, et cette problématique touche aussi les auditeurs. Il suffit ainsi d’écrire sur un moteur de recherche « différence entre rappeur et artiste » ou « rapper vs artist » pour se rendre compte que le débat fait rage au sein de la communauté.

La distinction entre “rappeur” et “artiste” est souvent utilisée pour séparer les rappeurs qui ne sont considérés que comme des interprètes de leurs chansons de ceux qui sont considérés comme des artistes complets capables de créer des œuvres d’art originales. Cela implique que la musique Rap n’est pas une forme d’art à part entière.

En réalité, le Rap est une forme d’expression artistique complexe qui nécessite des compétences créatives, musicales et linguistiques. Les paroles de rap peuvent être profondes et poétiques, les beats peuvent être innovants et complexes, et les performances peuvent être énergiques et captivantes.

La distinction entre “rappeur” et “artiste” peut également être considérée comme discriminatoire car elle est souvent utilisée pour juger les rappeurs plus durement que les artistes d’autres genres musicaux. Les rappeurs sont souvent critiqués pour leur utilisation de langage vulgaire, de violence ou de sexualité explicite, même si ces thèmes sont également présents dans d’autres genres musicaux.

En fin de compte, la distinction entre “rappeur” et “artiste” est souvent utilisée pour stigmatiser le rap en tant que genre musical et pour sous-estimer le talent et l’importance culturelle des rappeurs, à tel point que certains d’entre eux se sentent illégitimes en tant qu’artiste et cherchent donc à s’éloigner du genre.

Conclusion

Nous avons pu voir que la culture Hip Hop est une culture riche, avec une histoire complexe. Nous avons pu voir que sa complexité repose aussi sur son double enjeu de légitimité, au sein de la culture et en dehors, et que ces deux formes de légitimité sont grandement influencées par la discrimination que subissent les différents acteurs du milieu.

J’aimerais conclure en ajoutant que dans la très grande majorité des cas, cette discrimination était, et demeure, illégitime, et qu’il est regrettable de juger une culture sans prendre en compte sa réalité historique et sociologique.

Sources

Bibliographie :

DeNora, T. (2003). After Adorno: Rethinking music sociology. Cambridge University Press.

Lopes, P. (2006). Culture and Stigma: Popular Culture and the Case of Comic Books. Sociological Forum, 21(3).

Rose, T. (2008). The Hip Hop Wars. BasicCivitas Books.

Blanchard, B. (1999). The Social Significance of Rap & Hip-Hop Culture. Poverty & Prejudice, Media and Race.

Sitographie :

https://www.kennedy-center.org/education/resources-for-educators/classroom-resources/media-and-interactives/media/hip-hop/hip-hop-a-culture-of-vision-and-voice/#:~:text=From%20a%20whole%20lot%20of,imagination%E2%80%94Hip%20Hop%20took%20form.&text=DJ%20Kool%20Herc%20is%20credited,danceable%20sections%20of%20a%20song.

https://hiphopcorner.fr/le-projet-de-loi-sur-les-paroles-de-rap-adopte-par-la-legislature-de-californie-est-en-attente-de-signature/

https://mediakron.bc.edu/profiles/kanye-west-from-rapper-to-artist-1/runaway