Octobre 2017 : l’affaire Weinstein éclate au grand jour, et avec elle le mouvement MeToo. Si celui-ci a d’abord touché l’industrie du cinéma et le milieu de la presse, il n’a pas tardé à faire son entrée dans le milieu des musiques électroniques. Un peu finalement comme le mouvement Black Lives Matter, qui a été relayé très rapidement par la majorité des acteurs de cette industrie et a permis d’intensifier le débat sur la place des personnes noires dans les musiques électroniques. Nous verrons que face à ces problématiques de société, ainsi qu’à une opinion publique de plus en plus divisée, les acteurs des musiques électroniques doivent aujourd’hui se montrer particulièrement vigilants dans leur communication.
L’industrie des musiques électroniques, comme la majorité des autres industries culturelles, doit aujourd’hui faire face à des questions telles que la parité, ou la représentation des minorités. En effet, bien qu’elles se soient fondées sur des principes de mixité et d’inclusivité, la réalité aujourd’hui est que les femmes et les minorités doivent redoubler d’efforts pour bénéficier de la même reconnaissance qu’un homme blanc et hétérosexuel. Ainsi, bien que les femmes représentent quasiment la moitié des auditeurs de musiques électroniques, elles représentent en moyenne seulement 19% des artistes programmés durant un festival. De même, bien que nombre d’acteurs des musiques électroniques mettent les notions d’inclusivité et de safe space au cœur de leurs positionnements, nous verrons que dans certains cas, la réalité est quelque peu différente.
En revanche, face à ces problématiques, ainsi qu’à l’arrivée du mouvement MeToo dans les musiques électroniques, la parole des femmes et/ou des personnes issues de minorités se libère, en même temps qu’une partie de l’opinion publique voit sa mentalité évoluer en direction d’une plus grande compréhension de ces questions de société. Cependant, comme dans toute autre industrie, des problématiques telles que la cancel culture, le wokewashing ou encore tout simplement le rejet de ces revendications par une autre part de l’opinion publique viennent déséquilibrer le débat. Face à ces thématiques complexes et délicates, comment les acteurs des musiques électroniques peuvent-ils alors communiquer le plus justement et le plus sincèrement possible ?
Cancel Culture et Wokewashing : définitions et enjeux
Si le mouvement MeToo et la notion de pink ou de greenwashing vous semblent sans doute déjà familiers, des termes tels que « cancel culture » ou « wokewashing » vous le sont peut-être moins. À l’image du greenwashing ou du pinkwashing, qui désignent la réappropriation de convictions écologiques ou féministes par les marques afin de mieux vendre leurs produits ou services, sans réellement se soucier de ces revendications, le wokewashing désigne quant à lui le fait de se réapproprier des problématiques sociétales au sens plus large, dans cette même logique mercantile. En effet, quand une personne est considérée comme « woke » (soit « éveillée » en français) cela signifie qu’elle est consciente des problématiques liées au racisme, au sexisme, au rejet de la communauté LGBTQIA+ ou encore à l’environnement. La notion de cancel culture, quant à elle, désigne le fait de dénoncer publiquement les propos ou les agissements d’une personne, afin que celle-ci soit ostracisée, que ce soit dans sa vie personnelle ou professionnelle. Ce terme est apparu en 2017, à la même époque que les débuts de l’affaire Weinstein et de l’accélération du mouvement MeToo. Bien que la cancel culture peut être invoquée pour décrédibiliser les revendications de personnes oppressées ou pour minimiser les actes d’une personne accusée de racisme, de sexisme ou encore d’homophobie, elle permet également de réfléchir à comment communiquer efficacement sur des problématiques sociétales, sans prendre le risque de froisser. Car en effet, si certains critiquent cette « annulation » totale qui selon eux touche des personnes ou des entreprises ne le méritant pas toujours, elle nous montre également que les femmes, ainsi que les personnes racisées, LBGTQIA+ ou encore handicapées, prennent de plus en plus de place dans les débats publics, sur des sujets les concernant directement. De plus, si cette cancel culture existe, c’est également car l’opinion publique, ou au moins une large partie de la population, a vu sa mentalité évoluer.
En revanche, entre autres par peur de cette cancel culture, les marques peuvent choisir de se livrer à du wokewashing, ou au moins à faire preuve d’une prudence jugée excessive par certains. En effet, afin de ne pas prendre le risque de se faire boycotter ou afin de refléter une image d’entité au fait des dernières problématiques sociétales, elles peuvent prendre des décisions en termes de communication, de positionnement ou encore de refonte d’identité de marque qui peuvent être considérées comme excessives. Les musiques électroniques n’en sont d’ailleurs pas l’exception : rien qu’en 2020, plusieurs acteurs relativement importants de l’industrie ont décidé de changer leurs noms car ils les jugeaient problématiques. Ainsi, le label londonien Whities, initialement nommé ainsi en référence aux white labels (soit des disques produits en petite quantité, généralement destinés à la promotion) et également afin d’évoquer sa filiation avec la maison de disque Young Turks, a décidé de se rebaptiser AD-93. D’après son fondateur, cette décision est en partie due au fait qu’il ne veut pas que « le nom exclue ou offense potentiellement qui que ce soit, ou qu’il soit sujet à discussion ». De même, des artistes musicaux peuvent également choisir de changer leurs noms de scène, qui étaient considérés comme tout à fait corrects quelques années auparavant. La DJ The Blessed Madonna, connue pour ses engagements sociaux, notamment sur les questions liées à la communauté LGBT, a dû modifier son nom de scène originel, The Black Madonna, après avoir été publiquement accusée d’appropriation culturelle.
Il en est de même pour le duo Dam Swindle, qui s’appelait auparavant Detroit Swindle, en hommage à la ville où est née la techno : Detroit. En effet, vu que le duo est blanc, et que la techno de Detroit est née sous l’impulsion de producteurs et DJs noirs, ayant grandi dans un contexte socio-économique pour le moins compliqué, Dam Swindle ont décidé de modifier ce nom par respect pour les minorités ayant grandement contribué au développement des musiques électroniques et qui sont aujourd’hui souvent invisibilisées dans cette industrie.
Bien sûr, nous pourrions nous demander si ces changements sont sincères et proviennent d’une réelle préoccupation vis à vis des problématiques sociétales, ou s’ils sont mis en place dans une logique de wokewashing. Répondre à cette question serait complexe, sinon impossible, à moins que des cas avérés de racisme, de sexisme, de lgbtphobie concernant les acteurs se livrant à ces ajustements soient révélés. La vraie question à se poser est alors de savoir si elles correspondent aux attentes du public. Celui-ci est souvent partagé : si certains crient au « on ne peut plus rien dire » ou au politiquement correct, d’autres ont un avis neutre sur le sujet, tandis que d’autres se réjouissent de ces évolutions. En revanche, les musiques électroniques s’étant fondées sur des valeurs politiques globalement de gauche et les minorités faisant partie intégrante de celles-ci, il vaut généralement mieux faire preuve de prudence, mais surtout se montrer à l’écoute des premier.ère.s concern.é.e.s.
Libérer la parole des concerné.e.s
Si les femmes, les personnes racisées, ou encore les personnes LGBTQIA+ ont été soumises à des discriminations ou des violences depuis énormément d’années, l’avènement d’internet leur a permis de se rendre compte, à une grande échelle, que les oppressions qu’elles vivaient étaient non seulement partagées par une multitude d’autres personnes, mais également qu’elles étaient inadmissibles. Bien sûr, le militantisme existait déjà bien avant l’arrivée d’Internet dans les foyers, mais les idées véhiculées par celui-ci quittaient rarement les cercles militants, ou sinon elles le faisaient en étant édulcorées afin de convenir à l’opinion publique, beaucoup moins radicale. Aujourd’hui, en revanche, tout est accessible au détour d’un clic de souris ou d’un scroll sur son téléphone. De plus, avec l’affaire Weinstein et l’amplification du mouvement MeToo, la parole se libère, notamment auprès des femmes, car celles-ci, en voyant des témoignages d’autres femmes, ne se sentent plus si seules.
Bien que le mouvement soit tout d’abord parti du monde du cinéma, les musiques électroniques sont également en train de connaître leur propre MeToo. Parmi les précurseurs du mouvement : la DJ Rebekah, qui a pris la parole sur son agression sexuelle par un promoteur des années après cet événement. Si elle a décidé de s’expliquer sur ce qu’elle a vécu, c’est parce qu’elle avait pour volonté de se positionner comme une inspiratrice pour la nouvelle génération de DJ féminines fraîchement arrivées dans l’industrie et qu’elle considérait alors primordial le fait de témoigner sur sa propre agression. En effet, du fait de sa notoriété, celle-ci considère qu’il est important qu’elle contribue à briser l’omerta et à mettre en lumière les agissements de certains acteurs de l’industrie. Bien sûr, si Rebekah porte ces sujets auprès d’un public large, c’est avant tout car ils lui tiennent à cœur, mais il est également nécessaire de prendre en compte qu’en faisant cela, elle met le militantisme, les revendications sociales au cœur de sa communication et de son image en tant qu’artiste. Cependant, cela n’est pas une mauvaise chose (c’est un choix comme un autre), d’autant plus que les contre-cultures sont avant tout des cultures nées dans la contestation : du système, de la musique mainstream, mais aussi des inégalités ou des discriminations.
À l’image de certaines agences de publicité et de communication « responsables », qui choisissent leurs annonceurs avec soin et qui portent une très grande attention aux problématiques sociétales (je pense notamment aux agences Elise & Julia ou encore Mad & Women), les musiques électroniques voient également certains de leurs acteurs se constituer sur ce modèle-là. Ainsi, l’agence de talents Good Sisters se définit comme un « studio féministe et créatif visant à construire des stratégies d’image [de marque] pour les artistes ». Celle-ci intervient alors non seulement comme une conseillère auprès de femmes ayant besoin d’aide dans leur communication en tant qu’artistes musicales, mais elle met également des questions telles que la place de la femme dans les musiques électroniques ou encore l’inclusion des minorités au cœur de ses territoires d’expression. En effet, Good Sisters, en plus de son activité d’agence de talents, propose un podcast mensuel sur Rinse France, où des DJ féminines sont invitées à mixer, mais également où des problématiques liées au féminisme, à la place des personnes LGBTQIA+ ou encore au racisme sont débattues. En plus de s’inscrire complétement dans son identité en tant qu’agence et de donner la possibilité à Good Sisters de mettre en avant des artistes de son propre roster, ce podcast permet d’alimenter le débat et de libérer la parole de certain.e.s.
Dans cette même logique, des comptes instagram tels que balancetondj, tumixesbien ou encore attaquesacides commencent à faire leur apparition, tous dans le but de dénoncer des agissements ou des propos qui devraient être inacceptables, que ce soit des attitudes sexistes ou bien encore des discriminations envers des personnes racisées. Bien qu’ils n’aient pas encore une présence très forte sur Instagram (tumixesbien étant celui avec le plus d’abonnés, 2 238), ces comptes sont encore relativement récents et arrivent à toucher de plus en plus de monde, notamment grâce à l’intérêt que leur porte des médias spécialisés tels que Trax ou Tsugi. De même, ils permettent de montrer la réalité derrière l’apparente inclusivité des musiques électroniques et dans laquelle se conforte une partie de leurs acteurs.
Indéniablement, face à cette libération de la parole et donc à la mise en lumière des progrès qu’il reste à faire dans l’industrie auprès d’une cible toujours plus élargie, les différents acteurs des musiques électroniques doivent aujourd’hui impérativement prendre en compte dans leur communication ou leur image de marque les problématiques liées au sexisme, aux discriminations à l’encontre des personnes LGBTQIA+, ou encore au racisme, comme nous avons pu le voir récemment avec la montée en puissance du mouvement Black Lives Matter suite au décès de George Floyd. Chaque artiste, label, ou encore club a communiqué sur le sujet, du simple post instagram, en passant par la mise en place de levées de fonds, jusqu’à un changement complet de ligne éditoriale sur l’intégralité du mois de juin 2020, en partageant des publications portant sur des thèmes tels que l’invisibilisation des personnes racisées dans les musiques électroniques, ou encore la place des artistes queers et noirs dans des espaces se déclarant comme safe. Certains acteurs ont évidemment peu communiqué sur la question, voire même pas communiqué du tout, mais nous verront pour certains, cela leur a porté grandement préjudice, comme dans le cas de De School, que nous évoquerons dans quelques lignes.
Bien sûr, face à cette apparition des revendications sociales dans la communication ou l’identité de certains acteurs des musiques électroniques, une partie des auditeurs se montre très critique, ceux-ci considérant que les artistes musicaux, les clubs ou encore les labels devraient s’en tenir à produire ou à diffuser de la musique, sans tomber dans la politique et sans se conformer à ce qui est pour eux une mode de notre époque. Mais la musique, notamment lorsqu’elle a des origines underground, est intimement liée à la contestation et aux revendications sociales. D’ailleurs, si la visibilité, l’ampleur des propos, des acteurs des musiques électroniques s’exprimant sur ces problématiques est aussi élevée aujourd’hui, c’est grâce à Internet et aux réseaux sociaux, qui permettent finalement de multiplier de façon significative les points d’impact des informations partagées. Mais ces acteurs ont toujours existé. La différence aujourd’hui est qu’ils sont plus visibles, mais également que les mentalités ont évolué. Une partie de la population, notamment grâce à cette amélioration de l’accès à l’information par le biais d’internet, met ces problématiques de société au cœur de ses préoccupations. La musique, la qualité des événements proposés par les acteurs des musiques électroniques sont importantes à leurs yeux, évidemment, mais également leurs positionnements sur ces sujets de société ou encore leurs implications dans des cas de racisme, d’agression sexuelle ou de discriminations à l’encontre des personnes LGBTQIA+.
Cette partie du public fut d’ailleurs pour le moins étonnée de la manière avec laquelle le collectif Qui Embrouille Qui, figure de proue de l’underground électronique français, a communiqué sur les cas d’agressions sexuelles concernant certains membres du collectif. En effet, bien que celui-ci ait publié un communiqué relatant les faits et faisant part des sanctions qu’il avait prises à l’encontre de ces membres, le silence de la DJ AZF, à la tête du collectif, a soulevé quelques interrogations. En effet, celle-ci étant également connue pour ses prises de position fermes sur les réseaux sociaux, il est facile de comprendre la confusion d’une partie des auditeurs face à son manque d’opinion sur la question. Ce communiqué a en revanche soulevé une question intéressante : comment s’exprimer sur de tels agissements tout en respectant le vécu des victimes ? Car si certains ont félicité le collectif d’avoir « brisé la spirale du silence », d’autres considèrent que la parole des victimes a été instrumentalisée et volée, en commençant par les premières concernées par ces agissements. Cette critique est tout à fait légitime : la pilule peut être pour le moins difficile à avaler lorsque l’on voit que le collectif, qui a été visiblement au courant d’une partie des agissements de certains de ses membres bien avant que ceux-ci soient mis en lumière, soit encensé par une partie de son public.
Prise de responsabilité et communication de crise : les cas 23:59 et De School
Le communiqué de Qui Embrouille Qui est, dans un sens plus large, un exemple plutôt significatif de la différence qu’il peut y avoir entre le discours, les éléments de langage adoptés, et les actes de certains acteurs des musiques électroniques. En effet, bien que les musiques électroniques se soient construites dans l’inclusivité et dans une volonté d’offrir une fête accessible à tous et où chacun se sentirait à l’aise, la réalité aujourd’hui est plus complexe. En revanche, beaucoup d’acteurs des musiques électroniques, les clubs en particulier, se positionnement comme des safe spaces, mettant l’inclusivité de tous les fêtards, sans distinctions d’origines sociales, d’orientations sexuelles ou encore d’ethnicités, au centre de leur identité. Bien qu’il soit techniquement impossible de faire de ces espaces des lieux entièrement safe (comme le souligne la DJ Rebekah), étant donné que l’on n’arrivera jamais à prédire précisément les agissements d’une personne sur le dancefloor, surtout lorsque de l’alcool et des substances illicites sont consommées, les clubs, festivals et promoteurs peuvent œuvrer à ce que les événements qu’ils proposent soient des safer places, c’est à dire à faire en sorte qu’ils soient les plus “sécures” possible. Cela passe notamment par une sensibilisation forte auprès des équipes de sécurité ou encore du personnel au bar, afin que n’importe quel fêtard, face à une situation où il se sent en danger ou mal à l’aise, puisse en faire le signalement afin que des mesures soient prises.
Le manque de sensibilisation du personnel de sécurité est l’une des choses ayant été reprochées à De School, club amstellodamois, avant la fermeture de celui-ci (en raison de la crise sanitaire). Si je dis une des choses, c’est bien car le club a dû répondre à plusieurs reproches, certains graves et d’autres ayant d’ailleurs été formulés suite à un manque de réponse de De School face à des interrogations de la part de son public. Comme je l’ai évoqué quelques lignes plus haut, le club n’a originellement pas communiqué autour de Black Lives Matter. Originellement car, face aux réactions négatives d’une partie de ses abonnés sur Instagram après que De School ait continué à suivre sa ligne éditoriale habituelle, celui-ci a rapidement fait machine arrière et a posté une invitation à se rendre à une manifestation de solidarité à l’encontre des afro-américains victimes de violences policières, une heure avant le début de celle-ci. Cette fois-ci, une partie des abonnés a dénoncé le caractère opportuniste de la publication, qui avait sûrement été postée dans la précipitation et dans une tentative de calmer une crise qui commençait à pointer le bout de son nez. Cette colère d’une partie des abonnés est d’ailleurs légitime : outre le fait que la techno ait été dans un premier temps portée par des artistes et producteurs noirs et sur fond de revendications sociales, le positionnement, les discours, les éléments de langage adoptés par De School laissaient supposer que le club allait s’exprimer sur les problématiques liées à Black Lives Matter. En effet, celui-ci se revendiquait comme un espace “sécure”, mais surtout, inclusif. Comment alors une personne noir.e aurait-elle pu se sentir incluse alors que le club avait décidé de ne pas montrer son soutien au mouvement ? C’est finalement ce qui a été reproché à De School. Selon ses détracteurs, il y avait une réelle rupture entre ce que disait le club, l’image qu’il voulait se donner, et la réalité.
La crise s’est d’ailleurs amplifiée lorsque, face à ce faux-pas de la part de la boîte de nuit, des personnes racisées ou encore faisant partie de la communauté LGBTQIA+ ont pris la parole notamment sur les agissements de certains membres du personnel de sécurité. Le témoignage le plus significatif, et sûrement le plus grave, est celui d’un fêtard qui s’est vu proposer la participation à un acte sexuel en échange de l’entrée dans le club par un des personnels de sécurité, après qu’il ait été originellement recalé à l’entrée. De même, d’autres personnes ont remis en cause le manque de diversité sur le dancefloor de De School et des critères de sélection à l’entrée leur paraissant racistes. Enfin, certains ont relevé le fait que l’équipe dirigeante et preneuse de décisions de De School était principalement composée d’hommes blancs, tandis que les seules personnes racisées employées par la boîte de nuit étaient employées au bar ou au vestiaire. Le club ne pouvait alors plus ignorer les reproches qui lui étaient faits ou tenter d’y répondre uniquement par le biais d’Instagram, d’autant plus que la presse commençait à s’y intéresser. Le management de De School décida alors de mettre en place un panel, diffusé en direct sur YouTube, où une partie des gérants du club allaient répondre à des questions soumises par le public et par les personnes écoutant le panel depuis chez eux. Bien que l’idée soit bonne et aurait pu être gage d’une volonté de la part de De School de démarrer un réel dialogue autour des éléments qui lui étaient reprochés, une partie du public lui reprocha de ne pas avoir eu réellement envie de changer les choses, mais uniquement de tenter de se dédouaner. Car lorsque l’on communique en temps de crise, 3 étapes sont à suivre : reconnaître les faits, s’excuser (si les faits sont avérés), mais surtout, prendre ses responsabilités, chose que n’a finalement pas pu faire le club.
En revanche, un exemple plutôt réussi de communication de crise est celui de 23:59, un organisateur d’événements et collectif lyonnais. En effet, suite au commentaire (très) désobligeant de l’un de ses DJ résidents sur la publication Instagram d’une autre DJ, très connue dans le monde des musiques électroniques et régulièrement victime de remarques et commentaires sexistes, un certain nombre de personnes firent part de leur mécontentement au collectif. Bien que dans un premier temps celui-ci décida publiquement dans une story Instagram de ne pas prendre de sanctions à l’encontre de ce DJ, le mécontentement de ses détracteurs, ainsi que la mise en lumière de nouveaux agissements, le firent changer d’avis. Le collectif posta alors un communiqué en bonne et due forme, dans lequel il annonça l’exclusion de ce DJ de 23:59. Ce qui est intéressant dans ce communiqué, c’est qu’il reprend les trois étapes de la communication de crise. Le collectif a reconnu les faits, c’est à dire les agissements de leur ex-résident, mais également la maladresse de sa communication initiale, il s’en est excusé dans les deux cas et a assumé sa responsabilité en excluant le DJ du collectif, mais également en s’engageant à adopter la même attitude dès qu’un membre de 23:59, ou encore un établissement travaillant avec eux, aurait un comportement déviant.
Si je me suis autant attardée sur De School dans cet article, c’est en partie pour des raisons personnelles. J’ai fréquenté ce club à plusieurs reprises et en suis tombée amoureuse : je ne m’étais jamais sentie aussi bien, autant en sécurité que dans n’importe quelle autre boîte de nuit que j’ai eu l’occasion de fréquenter. Je répétais à qui voulait bien l’entendre que c’était un véritable safe space, un lieu où l’on pouvait danser, se comporter comme l’on voulait, sans prendre le risque d’être dérangé.e ou harcelé.e. Je le voyais, comme disent les anglophones, à travers des lunettes aux verres rosés. Seulement, j’avais oublié de prendre en compte qu’en tant que femme blanche cisgenre, mon expérience pouvait différer de celle d’une femme noire, ou d’un homme transgenre. C’est pour cela que je suis tombée des nues lorsque tous les faits que je vous ai exposé plus haut furent mis en lumière. Ce club était un safe space pour moi, peut-être, mais pas pour toute une catégorie de personnes. Ce n’était donc finalement pas un safe space, ni même un safer space.
Mais c’est en lisant les témoignages, en épluchant des articles, des billets d’opinions écrits par des personnes queers ou noires et en prenant alors en compte leurs vécus, que je me rendis compte de deux choses, ou plutôt que je fus capable d’en tirer deux enseignements, intéressants d’un point de vue humain, mais également d’un point de vue communicationnel. Tout d’abord, si un nombre significatif de personnes queers ou noires condamnent certains agissements, ou émettent le même raisonnement, il est très probable que leurs doléances soient tout à fait légitimes. À mes yeux, ce principe n’est pas nouveau, mais il est révélateur d’une chose primordiale lorsque l’on souhaite communiquer sur des problématiques de société : il faut écouter la parole des personnes concernées et ne pas l’ignorer, même si elle ne correspond pas à notre propre expérience.
Mais écouter les personnes concernées n’est pas suffisant. Il faut aller plus loin en leur donnant la parole et en les invitant à changer les choses ensemble. Je vais éprouver de l’empathie pour une personne racisée ou transgenre lorsqu’elle me fera part d’une oppression liée à son identité, mais, en tant que femme blanche, cisgenre et dotée d’un hétéro-passing, je ne saurai jamais vraiment ce que cela fait d’être à sa place et de vivre cette oppression. Cela faisait partie des reproches faits à De School : comment le club aurait-il pu être un safe space inclusif, si aucun membre de l’équipe dirigeante était racisé.e ? Si les acteurs des musiques électroniques veulent encore se positionner, construire leur identité ou communiquer autour de ces notions d’inclusivité et de safe space, il me paraît primordial qu’ils accueillent plus de femmes et de personnes issues des minorités à des postes de gestion, de décision, ou même de communication. Et vu l’histoire des musiques électroniques, les valeurs qu’elles continuent de porter, ainsi qu’une évolution des mentalités qui n’est pas prête de s’arrêter, on ne risque pas d’arrêter d’entendre parler d’inclusivité et de safe space de sitôt.
Clara Baron, Communication & Création Digitale
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Entretiens
Interview de DRVSH, DJ, producteur et directeur artistique de Tapage Nocturne