Des quartiers pauvres de Chicago et Detroit dans les années 80, aux festivals accueillant aujourd’hui des dizaines de milliers de personnes, les musiques électroniques ont connu une métamorphose profonde. Bien sûr, il persiste encore aujourd’hui toute une partie underground de cette scène, mais nous allons voir qu’à tous niveaux de notoriété, la communication de ses différents acteurs reste marquée par l’histoire et les évolutions qu’ont connu les musiques électroniques.

Je me suis beaucoup interrogée sur comment commencer la rédaction de cet article de recherche. En effet, si les musiques électroniques me passionnent, notamment grâce à leur diversité et leur richesse, ces mêmes éléments m’ont donné énormément de fil à retordre lorsque j’ai dû poser les limites de mon travail. Je m’explique. Si beaucoup s’accordent à dire que la musique électroacoustique est le premier genre électronique à part entière à avoir fait son apparition, celle-ci restait tout de même cantonnée à l’avant-garde, et était écoutée (ou plutôt étudiée) par seulement une poignée d’intellectuels et de scientifiques. Pour un travail de recherche étudiant l’impact de la communication des acteurs des musiques électroniques auprès d’une cible de taille respectable et plutôt grand public, je doutais que m’attarder sur la musique électroacoustique soit très pertinent. En revanche, elle posa, avec plusieurs décennies d’avance, les bases des musiques électroniques auxquelles nous sommes plus habitués, à savoir la House, la Techno, mais également tous leurs dérivés (Breakbeat, IDM, Trance, EBM, pour n’en citer que quelques-uns). Voici d’ailleurs une autre de mes difficultés : tous ces genres se sont influencés mutuellement, que ce soit musicalement, mais également socialement. De même, des genres dont l’avènement fut antérieur à l’émergence de la house et de la techno ont en partie façonné l’identité de cette scène. Par exemple, si toute une partie de la scène électronique revendique l’inclusivité et milite encore pour une meilleure reconnaissance des individus de la communauté LGBTQIA+, c’est en partie grâce à l’influence du Disco, qui fut populaire en premier au sein des milieux gays, bien que la House soit apparue une décennie plus tard.

Une autre question m’a également freinée dans ma rédaction pendant un certain temps : comment distinguer musique savante et musique populaire et comment arriver à identifier le moment où une contre-culture devient industrie culturelle ? Car si les musiques électroniques comptent une multitude de genres différents, chacun ayant ses propres codes et subtilités (bien qu’une base commune), leurs popularités ainsi que la typologie de leurs publics changent énormément d’un sous-genre à un autre. C’est ainsi qu’au sein des acteurs des musiques électroniques nous retrouvons aujourd’hui à la fois des festivals gigantesques tels que Awakenings, qui attirent des dizaines de milliers de visiteurs chaque année en privilégiant des grands noms de la Techno et de la House, mais également des petits labels ou clubs qui vont œuvrer pour diffuser des genres plus méconnus tels que l’Ambient, le Downtempo ou encore la Frapcore. Les réponses à ces deux interrogations sont respectivement « cela dépend à qui vous posez la question » et « contre-culture et industrie culturelle ne sont pas forcément en opposition ». Ces réponses m’ont tout d’abord frustrée, puis elles m’ont permis finalement de nourrir ma réflexion et m’ont aidée à y voir plus clair.

Mais, vous vous demandez sûrement quelle influence l’évolution des différents genres électroniques ainsi que l’industrialisation de ceux-ci a sur la communication autour des musiques électroniques. L’histoire des musiques électroniques, ainsi que les bouleversements sociaux et sociétaux qui les ont accompagnées, font partie intégrante de leur(s) ADN(s) et influencent encore aujourd’hui leurs communications ainsi que les attentes de leurs publics. Pareillement, l’intégration des musiques électroniques aux industries culturelles et leur élargissement à une plus large cible apportent leur lot de réflexions autour de la communication de leurs différents acteurs, ceux-ci s’étant grandement professionnalisés et élargis depuis les années 80 et 90.

Musiques savantes, musiques populaires, quelle(s) différence(s) ?

            Les définitions de « musique savante » et de « musique populaire » en elles-mêmes portent à débat. En effet, une première différentiation pourrait être faite en fonction de l’origine sociale de l’auditeur. Ainsi, les musiques savantes seraient écoutées par une classe sociale supérieure, éduquée et ayant un bagage culturel suffisamment fourni pour pouvoir apprécier des créations musicales allant au-delà des schémas proposés par les majors de l’industrie, tandis que les musiques populaires, comme leur nom porte à l’indiquer, seraient écoutées par les franges les moins favorisées de la société. Cette distinction est non seulement quelque peu simpliste (si ce n’est « classiste »), mais offre également une variété de contre-exemples, notamment quand on essaye de l’appliquer aux musiques électroniques. La différence entre musiques savantes et musiques populaires réside-t-elle alors dans l’âge de l’auditeur, les musiques populaires étant alors écoutée par les jeunes, tandis que les musiques savantes seraient privilégiées par des individus plus âgés ? La réponse est encore non, d’autant plus lorsque l’on parle de musiques électroniques. En effet, du fait de leur émergence plutôt récente, ainsi que de leur musicalité, elles sont avant tout plébiscitées par les générations plus jeunes, qu’elles soient dans les charts, ou au contraire plus avant-gardistes. Ainsi, d’après une étude de Nielsen, près d’un quart des auditeurs de musiques électroniques ont entre 18 et 34 ans.

            La distinction la plus intéressante réside alors dans le rayon de diffusion de celles-ci. Certains considèrent que les musiques diffusées à un large public seraient des musiques populaires, tandis que celles se cantonnant à une cible plus restreinte et underground seraient des musiques savantes. Les premières seraient produites avant tout dans le but d’engranger un maximum de profit, tandis que les dernières seraient créées en se souciant moins de leur potentiel commercial ou de leur succès à grand échelle. Mais finalement, on parle peu de musique « savante » ou « populaire », mais davantage de musique « pointue » ou « mainstream », par exemple. Bien que cette distinction ait des limites, elle est intéressante à mettre en parallèle avec les attentes des auditeurs que l’on souhaite cibler et, par conséquent, avec le positionnement que l’on souhaite adopter en tant qu’artiste, club, festival ou encore label. En effet, les musiques électroniques étaient à l’origine destinées à une niche, celles-ci étant à la base écoutées par de véritables passionnés, fascinés par ces sons nouveaux. On pourrait alors considérer qu’elles étaient plutôt perçues comme des musiques pointues et innovantes. Du fait de leur nature, une grande partie de la population et des représentants des pouvoirs publics ne les comprenaient pas, voire émettaient des jugements négatifs à l’encontre de leurs auditeurs, ou même les réprimaient fortement, comme ce fut le cas en France lors du développement des free parties. Il est alors compréhensible qu’une partie des auditeurs des musiques électroniques rejettent les productions s’inscrivant dans une logique mainstream, celles-ci étant dans une certaine mesure standardisées afin de plaire à un public toujours plus fourni et auquel se sont alors rajoutés des auditeurs peu au fait de l’histoire des musiques électroniques et de la manière avec laquelle celles-ci ont émergé.

Bien sûr, nous verrons rarement un acteur mettre la notion de mainstream au cœur de son identité de marque, ce terme étant généralement utilisé de manière péjorative. Cependant, des termes tels que « underground », « défrichage », « digging » (la traduction la plus proche en français serait « chinage », du verbe « chiner », soit le fait de chercher des morceaux rares, peu connus) ou encore « selecta » (c’est à dire sélectionner des morceaux dans une réelle démarche de curation) font partie intégrante des éléments de langage privilégiés dans la communication et le marketing des acteurs des musiques électroniques, de leurs identités de marque ou encore de leurs positionnements respectifs. L’utilisation de ces éléments de langage est donc due au statut originel de contre-culture des musiques électroniques, mais également au fait que celles-ci se soient professionnalisées, y compris au niveau de leur communication, en s’intégrant aux industries culturelles.

Culture techno, contre-culture et industrie culturelle ; underground et « Business Techno »

            Les musiques électroniques ne sont pas seulement un (large) genre musical, mais s’inscrivent également dans ce que l’on appelle la culture techno (ici, « techno » ne se limite pas au sous-genre musical du même nom, mais est utilisé comme un terme ombrelle, plus rapide à dire et plus évocateur que « musiques électroniques »). Celle-ci se réfère certes aux productions musicales qui y sont associées, mais également au style vestimentaire, au design graphique, ou encore aux convictions en découlant. Les musiques électroniques se sont (pour la plupart) construites dans un contexte socio-économique ou politique difficile : la House et la Techno ont émergé dans les quartiers populaires et noirs de Chicago et Détroit, fragilisés par les crises économiques ; l’EBM s’est développée dans un contexte de peur nucléaire et dans une Allemagne encore marquée par la Seconde Guerre mondiale ; et la Techno a trouvé son premier large public à Berlin, au sortir de la Guerre Froide.

            Cependant, comme nous l’avons évoqué plus haut, l’intégration des musiques électroniques aux industries culturelles a entraîné une professionnalisation des acteurs de celles-ci, mais également une croissance exponentielle de ses auditeurs. La preuve : les musiques électroniques sont aujourd’hui le troisième genre le plus écouté au monde, avec une audience estimée à 1,5 milliards de personnes. Il est alors tout à fait logique que face à ce grand nombre de « clients » potentiels, une certaine partie des acteurs des musiques électroniques cherchent à tirer un maximum de profit, en adoptant une posture dite « Business Techno ». Ce terme, lancé par le DJ Shifted sur Twitter, désigne toute une catégorie de productions musicales considérées comme standardisées, dans le but de plaire au plus grand nombre d’auditeurs, tout en oubliant ou en ne prenant pas en compte les valeurs originelles de la musique, et ce dans une logique mercantile. Si l’on met les fondements de la culture techno à part, l’apparition de cette dénomination, en opposition complète avec les parties plus underground des musiques électroniques, est facilement explicable. En effet, lorsque l’on voit que la valeur estimée de cette industrie est passée de 4 milliards d’euros en 2012, à 7 milliards en 2018, on pourrait facilement comprendre que de plus en plus d’acteurs cherchent à tirer leur épingle du jeu. Cependant, bien que le nombre d’auditeurs ait augmenté, les labels, clubs ou promoteurs doivent aujourd’hui faire face à une concurrence sans précédent. Il est alors nécessaire pour eux de se démarquer les uns des autres, qu’ils soient d’ailleurs plus underground ou non, et cela passe par leur stratégie marketing, leur communication, ou encore le positionnement et la direction artistique de leurs sorties ou soirées.

Éditorialiser l’événement

            Les clubs font certainement partie des acteurs des musiques électroniques les plus touchés par cette hausse de la concurrence. En effet, ils ne doivent pas seulement se partager leurs territoires respectifs avec les autres clubs et boîtes de nuit, mais ils doivent également faire face à la concurrence des warehouses, open-airs et festivals, qui sont de plus en plus plébiscités, étant donné qu’ils offrent généralement une véritable expérience, et un cadre changeant d’un événement à un autre. Les clubs, en comparaison, peuvent rapidement paraître ternes aux yeux de certaines personnes les fréquentant, leurs conditions étant généralement similaires d’un week-end à un autre.

Afin de pallier cette éventuelle lassitude de leurs publics, les clubs choisissent alors de plus en plus d’éditorialiser leurs événements, c’est à dire de leur donner un fil rouge et un véritable parti-pris, par le biais d’une direction artistique et d’un concept forts, ainsi que d’un positionnement bien défini. Cela leur permet de se démarquer de la concurrence des autres lieux de fête, en proposant par exemple des événements hors-les-murs, ce qui est notamment le cas du Sucre. Comme leur nom l’indique, ces fêtes ont lieu en dehors de l’enceinte de cette boîte de nuit et salle de concert lyonnaise, dans des lieux originaux et attractifs. L’accès à ces événements se fait souvent par tirage au sort, la jauge étant très limitée (volontairement ou en raison de la taille du lieu investi), ce qui crée alors un certain sentiment d’exclusivité et de mystère. Cela permet au Sucre de gagner en notoriété et de toucher des personnes ne fréquentant pas forcément les boîtes de nuit, afin d’éventuellement leur donner envie de tenter l’expérience en club, ou encore de continuer à surprendre et de fidéliser son public pré-existant. Mais surtout, ces événements lui permettent d’avoir une image branchée et cool, du fait de la demande autour de ces soirées, mais également une image pointue, étant donné qu’une attention particulière est prêtée au choix du lieu investi, aux artistes programmés, ainsi qu’à la cohérence entre ces deux facteurs.

De même, la réflexion autour du positionnement, de l’identité de marque des événements au sein-même des clubs peut également être très réfléchie. Si l’on reprend l’exemple du Sucre, on remarque que ses événements sont organisés en plusieurs concepts, tous avec leurs codes, leurs identités et des éléments de langage forts, tout en restant en phase avec le positionnement de la boîte. Le « mini club » du vendredi soir propose par exemple une expérience de clubbing intimiste, avec une jauge réduite, mais une programmation qui reste qualitative.

Visuel d’un des “mini club” du vendredi soir suivant la charte graphique propre à ces événements

Les « Sunset Society », quant à elles, ont lieu le dimanche en début de soirée (d’où l’utilisation du terme Sunset) et sont considérées comme les soirées où vont se retrouver les habitués du Sucre, un peu finalement comme une société secrète, une confrérie de connaisseurs et de joyeux fêtards.

Visuel d’une des “Sunset Society” du dimanche suivant la charte graphique propre à ces événements

Cette réflexion autour du positionnement, du besoin de se démarquer de la concurrence et de se créer une image de marque unique concerne, également (et bien évidemment) les clubs et soirées les plus connus dans les musiques électroniques. D’ailleurs, c’est au sein de ces poids lourds de l’industrie que la communication et le marketing sont poussés à leur paroxysme, du fait de leurs budgets. Nous pourrions par exemple citer Elrow, à l’origine une boîte de nuit barcelonaise à la notoriété et au succès moyens, qui aujourd’hui organise des soirées au succès immense partout dans le monde, notamment grâce à son identité très forte, et à la théâtralisation de ses événements.

Cliché pris pendant l’une des soirées organisée par Elrow

En effet, si sa programmation a le mérite d’attirer une catégorie bien précise d’auditeurs de musiques électroniques, la scénographie, les lumières, ainsi que le potentiel hautement instagrammable de l’intégralité de l’expérience lui ont permis d’être bien ancrée dans les esprits et de provoquer un énorme engouement lorsqu’une nouvelle soirée est annoncée.

Le rôle du public : du bouche-à-oreille à l’user generated content

            Le public a toujours été un acteur à part entière des musiques électroniques. En effet, celles-ci, à l’image du punk quelques décennies auparavant, se sont tout d’abord développées sur le principe du DIY (Do It Yourself), que ce soit en termes de productions musicales grâce à l’avènement du home studio, mais également en termes d’organisation des fêtes et de la communication autour de celles-ci. En effet, du fait de leur statut underground, la notoriété de celles-ci était largement basée sur le bouche-à-oreille : si l’on se rendait à telle soirée c’est parce qu’un ami ou une connaissance nous en avait parlé. De plus, les budgets étant peu élevés, et Internet n’ayant pas encore connu son avènement, une partie significative de la notoriété des musiques électroniques dépendait des flyers, distribués à la sortie de soirées.

Exemple de flyer que l’on pouvait retrouver à la fin des années 90

Le style graphique de ces flyers est d’ailleurs révélateur du principe du DIY. En effet, l’influence des premiers logiciels d’édition d’image et de bureautique était très forte, les créateurs de ces flyers ayant utilisé ces logiciels pour éditer ces supports de communication. De même, quelques années plus tard, avec le développement des télécommunications et d’Internet, la communication autour des événements de musiques électroniques se faisait par le biais d’infolines ou encore sur des forums spécialisés. Dans ce dernier cas, les contributeurs s’échangeaient notamment la localisation des lieux où des raves ou free parties allaient avoir lieu.

            De même, les raves, warehouse ou soirées en club étaient considérées comme des espaces de libre expression, où les fêtards pouvaient être eux-mêmes, mais également se livrer à une sorte de catharsis. Si l’on se rendait à ces événements, c’était certes pour écouter de la musique et danser, mais également pour atteindre un sentiment d’unité, de joie partagée, que l’on peut connaître uniquement lorsque l’on est en communion avec une foule, un peu comme dans un lieu de culte ou dans une manifestation. Le public était au centre de la fête : les tenues vestimentaires, les danses, les attitudes faisaient partie intégrante de l’expérience. On retrouve ce fort attachement au public encore aujourd’hui, que ce soit dans les propos de certains clubbers, mais également dans le positionnement de communication ou encore dans les choix en termes de direction artistique de certains acteurs des musiques électroniques. Nous pourrions par exemple citer Possession, une série de soirées dans des hangars en région parisienne, qui a choisi, pour la direction artistique des pochettes de son label, d’utiliser des clichés des fêtards pris lors de ses événements.

Visuel de la pochette d’une des V.A. de Possession

            Mais revenons sur la notion de bouche-à-oreille. Celle-ci n’a pas disparu de nos jours, mais s’est plutôt adaptée à l’avènement d’Internet et prend aujourd’hui la forme de l’UGC (User Generated Content), notamment sur Instagram. En effet, à une époque où beaucoup de personnes partagent volontiers des tranches de leurs vies sur leurs réseaux sociaux, il est tout à fait naturel qu’elles le fassent également lorsqu’elles sortent en club, que ce soit en postant une photo d’elles en soirée, ou des vidéos prises pendant des DJ set. Cette omniprésence des réseaux sociaux, et plus particulièrement d’Instagram, dans nos vies, amène certains acteurs des musiques électroniques à placer la potentiel d’instagrammabilité d’un lieu, d’une soirée, au cœur de leurs préoccupations. Ainsi, pour reprendre l’exemple d’Elrow, il est estimé que la valeur de l’UGC autour de ses événements est de 100 000 € par soirée. En effet, du fait de l’aspect hautement visuel de celles-ci, on retrouve énormément de posts les mettant en valeur sur les profils des personnes y ayant assisté.

            De plus, les réseaux sociaux sont l’outil par excellence lorsque l’on souhaite faire du social listening, et les musiques électroniques ne font pas cas d’exception. Leurs acteurs peuvent avoir des retours quasiment en temps réel sur la qualité de leurs soirées ou encore de leurs sorties musicales, ce qui leur permet de s’adapter plus facilement aux exigences et attentes de leurs publics. D’ailleurs, Instagram permet notamment aux gérants de certains clubs de savoir quel nouveau parti pris en termes de scénographie ou encore quelle installation ont rencontré le plus de succès auprès de leurs publics. Ainsi, l’équipe de fabric, un club londonien, utilisent les photos postées par les clubbers sur leurs fils d’actualité pour déterminer quels points chauds de la boîte de nuit pourraient être mis en avant. S’ils remarquent, en consultant par exemple #fabriclondon, qu’un couloir ou pan de mur en particulier apparaît à de multiples reprises sur les publications de personnes ayant visité le club, ils feront en sorte que ces endroits soient plus faciles d’accès ou qu’ils soient plus dégagés, en bougeant des barrières ou encore en réorganisant les flux d’entrée et de sortie, dans le but d’avoir toujours plus de publications sur leur club.

Gatekeeping, élitisme musical et exclusivité

            Cependant, face à cette montée en puissance d’Instagram et du culte de l’image, ainsi que de la démocratisation des musiques électroniques, celles-ci peuvent également être marquées par un certain élitisme musical ou faire l’objet de gatekeeping. Ce terme fait référence au fait d’être agacé lorsqu’une personne, que l’on juge comme « indigne » de partager nos goûts musicaux, écoute le même artiste ou genre musical que nous et ainsi vouloir que la reconnaissance de celui-ci soit limitée à un nombre plutôt restreint d’auditeurs. Cela est directement expliqué par le fait que les musiques électroniques ont tout d’abord été en marge de la société et en opposition aux autres genres musicaux « mainstream », avant de connaître un élargissement à un plus large public. Ce nouveau public, moins au fait des problématiques sous-jacentes marquant les différentes scènes des musiques électroniques est alors considéré comme illégitime par une autre partie du public se considérant, elle, comme plus informée et/ou venant d’un contexte social plus en phase avec l’origine des musiques électroniques.

            Cette dynamique peut alors faire partie intégrante des attentes d’une partie des auditeurs de musiques électroniques, et donc de la communication de celles-ci. En effet, une partie de ses acteurs peuvent choisir de baser leur positionnement ou encore leur identité de marque sur une certaine notion d’exclusivité, pouvant être perçue comme de l’élitisme. L’exemple le plus marquant et le plus connu est celui du Berghain et de sa door policy (l’ensemble des critères de sélection à l’entrée d’un club), qui est certainement une des plus strictes au monde. Cette boîte de nuit étant également considérée comme un temple de la Techno, l’engouement autour de celle-ci est tel que l’on retrouve une queue de plusieurs dizaines de mètres devant son entrée chaque week-end.

L’argument principal de ce club face aux critiques à l’encontre de sa door policy souvent jugée comme trop stricte est le souhait de vouloir créer une expérience de clubbing sécure et libre de tous jugements. De même, si les photos ou vidéos sont formellement interdites entre les murs du Berghain, cela serait avant tout afin de créer une atmosphère où toutes les personnalités peuvent s’exprimer et où les clubbers peuvent s’adonner à toutes expériences sans honte.

            En revanche, nous ne pouvons pas ignorer le fait que cette no photo policy et la rude sélection à l’entrée du club alimentent également grandement le mythe, le storytelling autour du Berghain. Ces particularités permettent alors d’entretenir un certain culte du secret et d’alimenter la notoriété du club. D’ailleurs, bien que l’intérieur de cette boîte de nuit soit entouré de mystère, son physionomiste, Sven Marquardt, qui est finalement une des seules images du Berghain que verront la majorité des clubbers se faisant refuser l’entrée, est aussi connu que la boîte de nuit en elle-même, allant même jusqu’à faire l’objet d’une multitude de memes sur Internet et d’articles dans les médias.

Anonymat et identité artistique

            Si le rôle, l’influence, du public est plus marqué que dans d’autres genres musicaux, la place du DJ ou du producteur peut l’être moins. Les premiers artistes House ou Techno s’accordaient tous pour dire que le moteur des musiques électroniques était la musique en elle-même et non pas le DJ/producteur et c’est d’ailleurs pour cela que beaucoup choisirent d’exercer sous un pseudonyme, afin de ne pas se mettre en avant. Aujourd’hui, bien que l’avènement d’internet et des réseaux sociaux soit passé par là, une partie des artistes prêtent une grande attention à l’étendue de leur identité percevable par leur public. Cela va du choix d’un pseudonyme sous lequel exercer son activité artistique, à une attention toute particulière portée aux informations personnelles que l’on diffuse sur internet, mais cela peut également aller jusqu’à exercer son activité masqué.e, comme par exemple dans le cas de SNTS, ou même jusqu’à l’anonymat quasiment total comme dans le cas de Prince Of Denmark. L’identité de ce producteur, qui sort de la musique depuis une décennie sous plusieurs noms de scène (Traumprinz, DJ Metatron, DJ Healer, Prime Minister of Doom, Golden Baby, The Phantasy) reste d’ailleurs la source de nombreuses spéculations parmi une partie des auditeurs de musiques électroniques.

            S’il est indéniable qu’exercer sous un pseudonyme ou dans l’anonymat permette de préserver sa vie privée et de pouvoir diffuser sa musique et sa vision artistique sans se mettre en avant ou sans que cela soit ramené à son apparence, il convient également de prendre en compte que ces éléments permettent aux artistes de créer une aura de mystère autour de leurs personnes et d’entrainer une certaine fascination de la part de leurs publics ou des médias. Car finalement les DJs et producteurs doivent également, à différentes échelles, travailler leur positionnement. En effet, avec la hausse du nombre de DJs et producteurs, ainsi que la mondialisation des musiques électroniques, notamment grâce à internet, les artistes musicaux ne doivent plus seulement se démarquer de leurs pairs à un niveau local, régional ou national, mais ils doivent aujourd’hui potentiellement faire face à la concurrence des DJs et producteurs dans tout le reste du monde. Les feeds Instagram sont alors travaillés, les press kits rédigés avec soin et en incluant des photos ayant une véritable direction artistique, tandis le storytelling autour d’un artiste musical et de ses productions peut être très fort, même dans le cas de DJs ou de producteurs n’ayant pas une énorme notoriété. D’ailleurs, ce storytelling, cette forte évocation de tout un univers musical, peut commencer dès le choix du pseudonyme : des noms tels que « Phase Fatale », « Identified Patient » ou encore « Ancient Methods » évoquent des univers sombres, à l’image des productions musicales proposées par ces différents artistes, tandis que des pseudonymes tels que « Folamour », « Dam Swindle » ou encore « DJ Protein » évoquent des productions musicales plus joyeuses, avec une énergie plus positive.

Inclusivité et minorités

Il est difficile de parler de musiques électroniques sans s’attarder sur la place des minorités au sein de celle-ci. En effet, l’émergence des musiques électroniques telles que nous les connaissons s’est faite en premier au sein des milieux noirs, ou latinos, et gays. De même, celles-ci se sont en premier lieu développées dans des espaces urbains populaires, fortement marqués par les crises économiques et la désindustrialisation (Detroit, Berlin, les villes anglaises à majorité ouvrières partagent toutes ce point commun)

Ces facteurs continuent d’influencer les acteurs des musiques électroniques dans leur communication aujourd’hui, bien des années après l’élargissement de leurs publics. Ainsi, il n’est pas rare de retrouver des soirées ou clubs se revendiquant comme inclusifs de toutes origines/couleurs de peau, orientations sexuelles, expressions de genre, ou origines sociales. D’autres soirées ou artistes placent ces revendications au sein-même de leur identité. Les exemples sont nombreux, chaque grande ville européenne ayant d’ailleurs très certainement sa propre soirée mettant l’inclusivité au centre de son concept, mais nous pourrions par exemple citer les soirées lyonnaises No Gender (dont le nom parle de lui-même), qui ont pour vocation d’offrir un espace d’expression libre de tout jugement à tous, quelle que soit leur identité sexuelle ou de genre.

Il en est de même pour certain.e.s product.eur.rice.s et DJs qui, que ce soit dans leur communication ou dans leur démarche artistique, revendiquent cette reconnaissance des minorités. Un des exemples les plus récents et les plus significatifs est l’engagement dans le mouvement Black Lives Matter (ou au moins sa reconnaissance), qui s’est intensifié suite au décès de George Floyd en juin 2020. Nombre d’artistes musicaux ont marqué leur indignation auprès de leurs publics, notamment sur les réseaux sociaux, mais certains ont également mis ces problématiques au cœur d’une ou plusieurs de leurs productions musicales. Nous pourrions par exemple citer le morceau The Struggle de Robert Hood, sur lequel on retrouve un sample du discours de l’activiste Tamika Mallory, prononcé dans les jours suivant le décès de George Floyd.

Bien que les musiques électroniques soient riches en sous-genres, chacun répondant à leurs codes et avec des auditeurs relativement bien définis, elles sont toutes marquées par une histoire et des problématiques communes. Place de l’artiste et du public, élitisme musical, inclusivité, équilibre entre convictions et commercialisation, ces différents facteurs sont à prendre en compte lorsque l’on souhaite communiquer en tant qu’acteur des musiques électroniques.

Si j’ai finalement peu évoqué la place des minorités, des revendications sociales ou encore des femmes dans les musiques électroniques et dans leur communication, ce n’est certainement pas car ces problématiques sont peu pertinentes, bien au contraire. En effet, j’ai préféré choisir de consacrer un article entier à ces enjeux, primordiaux à mes yeux. L’émergence du mouvement #MeToo, la prise de parole des personnes oppressées par une industrie qu’elles ont contribué à construire, ou encore la notion de safe space sont des problématiques qui, aujourd’hui, ne peuvent plus être ignorées. Nous verrons dans le prochain article que ces sujets pour le moins sensibles ont quelque peu changé la manière de communiquer de certains acteurs des musiques électroniques, souvent dans une démarche sincère, mais parfois, également dans une logique de wokewashing, afin de préserver leurs images de marque. Car après tout, maintenant que les musiques électroniques sont une industrie culturelle majeure, elles connaissent les mêmes problématiques et dynamiques que les autres industries culturelles.

Clara Baron, Communication & Création Digitale

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Entretiens

Interview de DRVSH, DJ, producteur et directeur artistique de Tapage Nocturne