L’adaptation face à la crise sanitaire a permis d’emmener un vent de fraîcheur et de changement dans l’industrie de la mode et du luxe jusqu’ici encore figée. Alors, face aux Fashion Weeks 2.0, les maisons de luxe tirent des enseignements afin de savoir ce qui est bon à retenir pour l’avenir. Les habitudes dans ce domaine ont bien changé que ce soit par leur collection, leur prise d’indépendance ou leur communication. Que retiendra-t-on de la pandémie mondiale dans l’industrie du luxe ?

Un retour à l’essentiel

« Dans une période où les choses évoluent aussi bizarrement, c’est agréable de revenir à l’idée d’une silhouette, à celle du corps » énonce Jonathan Anderson (1).

Au-delà de l’impact sur la façon dont se déroulent les défilés, le virus a aussi touché la mode elle-même. Réelle source d’inspiration, le coronavirus s’est introduit dans les défilés en se traduisant par des collections plus réalistes. La plupart des griffes sont revenues à l’essentiel dans un monde que nous ne contrôlons plus vraiment. Les collections se sont axées vers le réconfort, le « homewear ». Des tenues inspirées de celles du confinement ont fait sourire le public, comme celles de Jacquemus avec des costumes brodés de couteaux et fourchettes. De leur côté, Givenchy, Hermès, Altuzarra ou encore Chloé, nous ont proposé des collections composées de vêtements véritablement portables et moins extravagants qu’à leur habitude. Aussi, Louis Vuitton a échangé avec le public sur l’avenir de l’industrie en se tournant pour sa part vers une mode unisexe. Certaines maisons ont même été jusqu’à dénuder les mannequins afin de mettre en avant tout ce dont nous prive la crise : notre liberté.

Une crise accentuant l’envie d’indépendance

Avant même l’arrivée du coronavirus, l’industrie de la mode et l’avenir de la Fashion Week commençaient à être remis en cause par certaines maisons de couture jugeant l’évènement basé sur des principes conservateurs. Le décalage entre la « fast fashion » liée à l’industrie de la mode classique et la « slow fashion » correspondant à l’industrie du luxe est devenu un réel enjeu pour les maisons de luxe. Le problème est que le délai de six mois habituellement nécessaire pour que les collections du luxe soient disponibles sur le marché, laisse le temps à l’industrie de la « fast fashion » de copier les modèles du luxe. Afin d’enrayer ce problème, les maisons ont initié le concept de « See now, buy now » consistant à dévoiler une collection dès lors qu’elle est immédiatement disponible en boutique et sur leur e-shop. Afin d’éviter les déceptions et de profiter pleinement de l’excitation créée par les défilés, des maisons de luxe ultra-connectées comme Burberry, Tom Ford ou encore Michael Kors ont fait le choix de coordonner leur collection avec les saisons. Depuis 2017, certaines commencent même à proposer des collections mixtes comme Gucci avec un même et unique show. Aussi, l’idée de défilés ouverts au public a fait son chemin chez Givenchy qui a récemment ouvert ses défilés à 800 anonymes. Même si ces nouvelles façons de penser sont celles d’une minorité, elles se sont étendues avec la crise sanitaire.

Par le passé, les Fashion Weeks avaient deux cibles, la presse et les acheteurs, d’où la nécessité de concentrer un maximum d’événements dans un laps de temps circonscrit. Aujourd’hui, la campagne de vente se passe essentiellement en digital, le fashion show est donc devenu davantage un moment de spectacularisation destiné au client final, d’où l’importance de sortir du calendrier officiel et de se détacher d’un programme habituellement surchargé, pour s’attirer les projecteurs et multiplier les visualisations” explique Emanuela Prandelli, directrice du Master Fashion, Experience & Design Management (MAFED) (2).

Certaines maisons de luxe ont pris la décision de sortir des calendriers officiels de la Fashion Week de Paris. Cependant, seules celles ayant leurs propres boutiques ont pu se détacher facilement du calendrier habituel. Pendant le premier confinement, la maison Yves Saint Laurent a été la première à sortir du calendrier annuel afin de contrôler elle-même la périodicité de ses défilés et présenter ses collections à son rythme, en fonction de sa créativité. Balenciaga et Alexander McQueen ont ensuite suivi et sont désormais totalement libres de choisir les dates de présentation de leur collection comme elles l’entendent. Les maisons ayant actuellement fait ce choix appartiennent au groupe Kering, certains émettent l’hypothèse qu’il s’agirait d’une nouvelle stratégie de la part du groupe. D’autres maisons comme Gucci ont préféré réduire la cadence et leur offre en ne présentant que deux collections. Sortir du calendrier rituel de la mode, permet de s’écarter de la compétition imposée par les Fashion Weeks.

Il y a du bon

Cette pandémie mondiale a permis aux griffes du luxe de se remettre en cause et de se moderniser plus vite que prévu, ces maisons historiques pensaient jusqu’alors qu’elles n’avaient plus rien à prouver et avaient parfois tendance à s’appuyer sur leurs acquis.

Avec cette crise, il est évident que les maisons de couture se sont appropriées des outils qu’elles utilisaient partiellement. Elles ont toutes développé leurs moyens de communication digitaux via les réseaux sociaux et leur site internet. De ce fait, elles ont aujourd’hui une portée plus grande et ont gagné en notoriété sur les réseaux sociaux. Les défilés servent à communiquer vers le public et sa propre communauté en véhiculant un message fort sur les réseaux sociaux. Même si elles ne l’auraient pas parié, la digitalisation de leur événement a poussé à la créativité de chacune. Les vidéos digitales ont permis aux maisons de proposer un contenu beaucoup plus éditorial à travers un storytelling plus développé. De plus, l’accessibilité au montage vidéo et aux lieux qui ne pouvaient pas accueillir du public en temps normal ont permis une scénographie impressionnante renforçant l’identité de marque. Désormais, les événements ne sont plus éphémères mais se visualisent autant de fois qu’on le souhaite et à n’importe quel moment. Cette option donne le sentiment aux passionnés de mode que le show n’est jamais fini. Aussi, la pandémie a rendu pour la première fois une expérience unique et sélective, accessible en temps réel à toute la société. Cette adaptation a permis la démocratisation de la mode et du luxe. Les jeunes générations, attirées par ces marques, se permettent d’acheter les produits accessibles tels que les parfums. Aussi, selon Yannick Aellen, « la mode devenait démodée, en allant beaucoup trop vite, en souhaitant toujours sortir de nouvelles collections » (3). La pandémie mondiale a permis à la mode de ralentir en obligeant les maisons à se repositionner. Selon Katharina Sand, ancienne journaliste new-yorkaise et spécialiste de la mode et de la technologie, certaines maisons ont réalisé de réelles prouesses face à la crise, comme Hermès qui fait ressentir le toucher » des vêtements rien que par leur visualisation (4). Enfin, d’un point de vue écologique, il est évident que les défilés digitaux réduisent de manière conséquente leur impact environnemental avec l’annulation des voyages des invités par exemple. Les maisons tendent désormais vers une production responsable et durable. Le coronavirus a permis d’accélérer cette considération écologique offrant de belles perspectives d’avenir. Cette crise a aussi apporté une flexibilité et une réflexion aux marques qui leur a permis de s’émanciper de la traditionnelle Fashion Week. Enfin, par leur découverte des possibilités digitales lors des Fashion Weeks de l’année qui vient de s’écouler, les maisons n’hésiteront pas à les utiliser lorsqu’il s’agira d’une campagne publicitaire, de stimuler le désir ou bien de créer une nouvelle marque.

Au final, c’est avec des représentations à distance que le monde de la mode a réussi à se rapprocher et à faire grandir sa communauté qui n’est plus composée exclusivement de privilégiés. Par les différents outils mis en place, les marques se sont beaucoup plus dévoilées et rapprochées de leur public en réduisant cette distance préalablement instaurée.

Cependant, la distance crée un manque d’émotions 

L’adaptation des défilés a aussi enlevé une certaine part de leur magie. Lors de la Fashion Week classique, lorsque le défilé commence, la lumière s’éteint et l’excitation et l’impatience du public sont à leur apogée. Lorsque les lumières se rallument, la musique démarre et le niveau d’émotion est à son comble, qu’il s’agisse d’émotions positives ou bien même négatives. C’est à cet instant précis que l’on découvre le niveau de risque pris par le créateur, et que l’on ressent réellement les émotions qu’il a voulu nous transmettre. Quelle que soit la nature de celles-ci, le public présent physiquement ressent des choses qu’il est très difficile de transmettre par l’écran. Même si les défilés ont réussi à s’adapter au mieux à cette problématique, beaucoup diront qu’il manque ce petit quelque chose, ce frisson. C’est comme si, la beauté de cet instant si précieux, ne peut se comprendre réellement que si on le vit, physiquement. Katharina Sand essaye d’ailleurs de nous faire comprendre cette idée lorsqu’elle évoque : « Il y a cette énergie qui se crée et transforme l’instant en un moment iconique. Je n’oublierai jamais certains défilés, parce qu’on avait la chair de poule dans la salle. Ce sont des émotions qui ne sont pas vraiment transmises actuellement dans le digital. Quand on enlève le public, on perd aussi cette électricité dans l’air. » (5). Yannick Aellen, fondateur de Mode Suisse, partage le même ressenti : « J’ai besoin du live, de l’événement, dit-il. Je pense qu’il faut vivre la mode. La magie des défilés n’opère pas de la même manière en version uniquement digitale et ça ne remplace pas une vraie Fashion Week » (6). Tous les grands couturiers s’accordent à dire que pour comprendre la mode, il faut la vivre. De plus, rendre les défilés trop accessibles peut aussi enlever de leur intérêt et de leur prestige. Comme tout évènement, le fait d’en limiter l’accès à un nombre réduit d’invités permet de leur offrir un statut privilégié.

L’avis tranché des plus grands 

Pour les professionnels du monde la mode, toutes ces nouvelles mutations sont bien loin de faire disparaitre les célèbres Fashion Weeks, bien trop appréciées.

Katharina Sand a analysé toutes les Fashion Weeks digitales. Selon elle, à Paris, les représentations étaient beaucoup trop classiques du fait du confinement qui a laissé peu de place à la créativité et à la collaboration des équipes. Paris n’est pas encore prête à se lancer complètement dans les nouvelles technologies. « Mais, soyons clairs, toutes les maisons meurent d’envie de revenir aux défilés physiques. Beaucoup de designers sont très frustrés » confie Pascal Morand, président de la Fédération (7). Jean Pierre Blanc, directeur de la Villa Noailles et fondateur du Festival International de la Mode et de la Photographie à Hyères, ne voit aucun intérêt à suivre les défilés digitaux. Il énonce même : « Je trouve cela absolument fade et sans saveur » (8). Serge Carreira, responsable des marques émergentes, rejoint cette idée en énonçant : « Sur l’ordinateur, vous n’aurez jamais l’expérience d’un show, ni celle de Paris ou de Milan durant la Fashion Week » (9). Enfin, « Le numérique a encore un long chemin à parcourir avant de pouvoir remplacer le show en direct », commente le média en ligne WWD, la bible de la mode (10). Cependant, selon Serge Carreira, il n’y a pas que du mauvais car « Le digital n’est pas une alternative, mais un ajout offrant une nouvelle forme d’expression aux maisons » et permet donc un gain de temps et d’argent grâce aux nouvelles possibilités comme les showrooms digitaux (11).

Quelques chiffres

Lors du bilan d’une Fashion Week, il est important d’analyser aussi ceux des concurrents étant donné que les maisons apprennent les unes des autres.

Selon une étude du groupe DMR, spécialiste de la stratégie de planification média, la valeur de l’exposition médiatique de la Fashion Week parisienne de 2020 à Paris, Londres et Milan s’élève à plus de 19,5 millions d’euros. Ce montant a été calculé grâce au mots-clés et hashtags officiels de l’événement tel que #PFW. Les réseaux sociaux tels que Instagram et Facebook ont généré 93% de cette somme alors que le web et l’imprimé ont généré à peine plus de 3%. Du côté de la presse écrite, l’Italie est le pays qui a eu la plus grande couverture médiatique avec 1,87 page éditoriale en moyenne suivie du Royaume-Uni et de l’Espagne. Sur une base de 100 000 sites analysés et 25 000 profils, les États-Unis arrivent en première position pour la couverture web avec 34 articles, suivis du Royaume-Unis et de l’Italie. Sur ce domaine, la France se classe 5ème. Par ailleurs, le magazine Vogue a été le premier en termes d’exposition avec près de 21 articles amenant plus de 542 000 interactions et une portée de près de 29 millions de personnes. De plus, ce magazine a généré une publication atteignant plus de 5,7 millions de personnes, il est donc le magazine avec la plus grande audience de tout le défilé (12).

Par ailleurs, une baisse des ventes a été remarquée probablement du fait de la digitalisation des événements mais également du fait d’une affluence de touristes beaucoup moins importante. Cependant, certaines maisons ont pu récupérer une partie de leur chiffre d’affaires grâce à la reprise du marché chinois compensant la baisse en Europe ou aux États-Unis. C’est le cas notamment de Burberry et Prada. De plus, les ventes sur internet prennent de plus en plus de place. Hermès a multiplié par trois ses ventes digitales depuis 2018. Pour ce qui est des mannequins, une très forte baisse de salaire se fait ressentir. Aussi, les vidéos ont été plus consultées lors des défilés sur la seconde partie de l’année étant donné qu’il a fallu un temps d’adaptation au public. Yves Saint Laurent, proposant des défilés à des dates inhabituelles à cumulé 3,6 millions de vues sur Youtube en septembre contre 4,6 millions en décembre.

Une belle perspective d’avenir

En 2020, la mode a enregistré de profonds bouleversements mais dont elle a aussi pu tirer des enseignements. Par ces Fashion Weeks si spéciales, les maisons de luxe réussissent à faire passer un message positif en donnant vie à leur nouvelle collection d’une différente manière.  La crise n’étant pas terminée, il est difficile de tirer des conclusions et les maisons continuent de s’adapter. Cependant, nous pouvons nous questionner sur l’avenir de l’industrie de la mode.

Il est évident que cette pandémie affecte les maisons de couture de nombreuses manières mais comme nous l’avons démontré, tout autant positivement que négativement. La crise sanitaire a poussé des marques historiques à se digitaliser et à faire preuve d’ingéniosité. Même si elles ont l’habitude d’être audacieuses dans leur collection, elles ne l’étaient pas forcément dans leur manière de communiquer. En continuant leurs représentations, elles prouvent que la mode ne s’arrête pas à un contexte compliqué mais qu’elle peut continuer même à travers un écran, même en pleine crise. La mode n’est pas seulement une manière de s’habiller mais est la représentation physique de chaque période depuis des siècles. C’est l’adaptation de la société face au monde dans lequel nous évoluons.

Bien que très coûteuse en argent et en temps, cette adaptation laisse entrevoir un nouveau départ dont l’industrie de la mode avait besoin. Il est évident que la crise sanitaire a affecté profondément les maisons du luxe et engendré une évolution prématurée. Ainsi, nous pouvons légitimement nous poser la question de savoir si la Fashion Week du futur prendra la forme de défilés totalement dématérialisés ?

Sophie VENET – MKP

SOURCES

Webographie :

(1) FashionNetwork.com FR. (2021b, mars 6). Loewe et JW Anderson : double programme de défilés en boîte. FashionNetwork. https://cutt.ly/4vSuvHz

(2) FashionNetwork.com FR. (2021, 13 janvier). Enquête : Quand le Covid-19 fait voler en éclats le tempo des défilés. FashionNetwork. https://fr.fashionnetwork.com/news/Enquete-quand-le-covid-19-fait-voler-en-eclats-le-tempo-des-defiles,1271107.html

(3) Lanz, A. (2020, 25 août). Que valent les Fashion Weeks digitales post-Covid? Heidi.news. https://www.heidi.news/culture/que-valent-les-fashion-weeks-digitales-post-covid

(4) Lanz, A. (2020, 25 août). Que valent les Fashion Weeks digitales post-Covid? Heidi.news. https://www.heidi.news/culture/que-valent-les-fashion-weeks-digitales-post-covid

(5) Lanz, A. (2020, 25 août). Que valent les Fashion Weeks digitales post-Covid? Heidi.news. https://www.heidi.news/culture/que-valent-les-fashion-weeks-digitales-post-covid

(6) FashionNetwork.com FR. (2021, mars 6). Loewe et JW Anderson : double programme de défilés en boîte. FashionNetwork. https://cutt.ly/4vSuvHz

(7) FashionNetwork.com (2021, mars 3). La Fashion Week de Paris fait valoir sa force d’attractivité pour l’avant-garde comme les grandes maisons. FashionNetwork. https://fr.fashionnetwork.com/news/La-fashion-week-de-paris-fait-valoir-sa-force-d-attractivite-pour-l-avant-garde-comme-les-grandes-maisons,1284424.html

(8) Lanz, A. (2020, 25 août). Que valent les Fashion Weeks digitales post-Covid? Heidi.news. https://www.heidi.news/culture/que-valent-les-fashion-weeks-digitales-post-covid

(9) FashionNetwork.com FR. (2021, 13 janvier). Enquête : Quand le Covid-19 fait voler en éclats le tempo des défilés. FashionNetwork. https://fr.fashionnetwork.com/news/Enquete-quand-le-covid-19-fait-voler-en-eclats-le-tempo-des-defiles,1271107.html

(10) Agences, F. C. A. (2020, 9 juillet). Paris Fashion Week numérique : la Covid au cœur du dernier jour de la Haute couture. Franceinfo. https://www.francetvinfo.fr/culture/mode/metiers-art/fashion-week-virtuelle-de-paris-la-covid-au-coeur-du-dernier-jour-de-la-haute-couture_4040111.html

(11) FashionNetwork.com FR. (2021, 13 janvier). Enquête : Quand le Covid-19 fait voler en éclats le tempo des défilés. FashionNetwork. https://fr.fashionnetwork.com/news/Enquete-quand-le-covid-19-fait-voler-en-eclats-le-tempo-des-defiles,1271107.html

(12) L. (2020, 6 août). Paris : How digital haute couture fashion week benefits from new visibility. Luxus Plus. https://luxus-plus.com/en/paris-how-digital-haute-couture-fashion-week-benefits-from-new-visibility-1-2/