« Prévoir, c’est projeter dans l’avenir ce que l’on a perçu du passé »
Fabienne Goux-Baudiment, prospectiviste et conférencière.
Temps à venir, situation future, l’avenir se dessine dès l’instant présent échu. Qu’on l’imagine, qu’on l’invente, qu’on le prévoie ou le prédise, « demain » intrigue et sa quête par l’homme a traversé les siècles. Rétrospective et projection.
1. LE FUTUR, UNE HISTOIRE DE TEMPS
A. Conscience de l’humain et paradigme du temps
La célèbre phrase de Saint Augustin « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus » est sans doute l’illustration la plus révélatrice de la complexité qu’a l’homme à définir le temps, bien qu’il le conçoive d’une façon quasi innée. En effet, si le sens premier du mot temps, dérivé du latin tempus « moment, instant », tend à le définir comme un « milieu infini dans lequel se succèdent des événements » (Larousse), cette notion fondamentale n’est en réalité pas fixée de façon univoque par les scientifiques, penseurs et philosophes. Qu’il soit synonyme de simultanéité, de succession ou de durée, le temps se caractérise par deux composantes majeures. Le temps de mouvement, grandeur physique correspondant à une suite de séquences identifiée, et le temps contenu, entièrement subjectif puisque tributaire de la perception que nous nous en faisons à travers nos émotions. Prenons un exemple pour illustrer ces propos : lorsque nous, en tant qu’humains, nous confrontons à des périodes difficiles, le temps semble s’étirer et le présent durer une éternité. A l’inverse, lorsque nous participons à des moments joyeux, ce dernier semble se raccourcir, et l’instant présent paraît alors de bien plus courte durée. In fine, l’homme se retrouve confronté au temps, sans pouvoir le sentir, le toucher, le voir, l’entendre ou le goûter. Il ne peut le concevoir que par l’expérience limitée qu’il s’en fait. Dans son œuvre autobiographique « Les confessions », Saint Augustin pose le paradoxe de la mesure du temps : il identifie le passé comme un présent qui n’est plus, le futur comme un présent à venir, et le présent lui-même comme un « temps » qui doit se transformer en passé, pour ne pas devenir éternité. Dès lors, on comprend que toute la difficulté de la mesure et de la définition du temps réside sur le paradoxe d’un temps présent dont la raison d’« être » et de ne plus « être ».
Fabienne Goux Baudiment nous propose en ce sens d’imaginer que le temps ne soit pas ce que l’on croit qu’il soit. En effet, comment un être humain dont la période d’expérimentation (ou durée de vie) est très brève, et dont les ressources technologiques et scientifiques sont limitées pourrait parvenir à appréhender ce qu’est le temps ? La réponse apparait simplement : cela est aujourd’hui impossible. Le temps ne serait finalement jamais qu’un paradigme, une vision communément partagée par un groupe social à un moment particulier de l’histoire. Si les sociétés premières l’appréhendaient comme un cycle, où des hommes vivent, meurent, puis se réincarnent ; le temps sera identifié par les américains plus tard au XIXème siècle comme un temps « step by step » dans lequel le changement est introduit par les grandes innovations technologiques qui disruptent le monde d’avant. Jusqu’ici, la courbe du temps est toujours représentée de façon linéaire sur le modèle du passé/présent/futur. Or, depuis la fin du XXème siècle, l’homme développe une théorie selon laquelle le temps est une spirale qui nous emmène avec elle. Stephen Hawking, célèbre physicien théoricien et cosmologiste britannique, introduit même la notion de temps exponentiel, alimenté par la nouveauté. Autrement dit, plus l’homme introduit des innovations technologiques, plus la courbe temps s’accélère. Cette découverte permet d’ouvrir la réflexion à d’autres types de temps, comme celle sur le temps toxique. En effet, la complexification incessante de notre environnement et les contraintes du monde économique impactent notre perception de ce dernier. La densification quantitative du temps – traduite par l’augmentation des tâches à accomplir par unité de temps – devient une véritable contrainte, une pression provoquant une sensation de perte de contrôle. L’homme n’a plus le temps de s’adapter ni de traiter convenablement les informations qui se présentent à lui. Il est comme emporté par une vague de nouveautés successives, que l’on pourrait appeler « dictature de l’urgence ». L’homme devient malade de son rapport au temps.
B. Futur et schémas de projection
D’aussi loin que l’on puisse remonter dans l’Histoire, avant même la conceptualisation de la notion de temps, l’homme s’est toujours interrogé sur son futur. Ce qui diffère selon les époques ce sont les cheminements de pensée et les réponses qu’il a pu y apporter. Philippe Durance, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, identifie trois grandes ères de la réflexion sur le futur. Tout d’abord, l’ère de la fatalité, où l’avenir était considéré comme écrit à l’avance et où l’homme avait recours à la divination pour obtenir des réponses. La consultation d’oracles, et le recours à des techniques comme l’astrologie, la cartomancie (tirage des cartes), la chiromancie (étude des lignes de la main) ou la géomancie (interprétation des formes géométriques) étaient alors monnaie courante. Elles donnaient à qui voulait l’entendre, une possibilité de futur définie, et unique. L’ère qui suit débute avec le développement de la culture scientifique, et l’idée que l’homme parvient de mieux en mieux à connaître la nature qui l’entoure, ses lois et son fonctionnement. A force d’observations, il accroit son savoir et tire des interprétations pour percer les mystères de l’avenir. Autrement dit, il tente de la dominer : c’est l’époque de « l’orgueil ». (« nous rendre maîtres et possesseurs de la nature » Descartes). C’est avec la seconde guerre mondiale, et particulièrement avec les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki en août 1945, que nous sommes entrés dans la troisième ère : celle de l’incertitude. A partir de ce moment précis, l’homme prend conscience de sa capacité à s’autodétruire. Cela bouleverse son rapport au futur et aux événements à venir. Il lui faut désormais être capable de penser l’impensable, de s’attendre à tout, n’importe quand et n’importe où. En plus de l’incertitude constante à laquelle nous sommes confrontés, la « dictature de l’urgence » – accélérée par le développement industriel, technologique et par l’avènement des technologies de l’information et de la communication (TIC) – a développé une sorte de fascination « malsaine » de l’homme pour l’avenir. Comme si le présent devenait instantanément passé voire dépassé, l’homme se retrouve dans une état d’impatience constant qui le pousse à se préparer psychologiquement à ce qui pourrait venir « après ». Ce phénomène a aussi accentué la croissance de visions du futur basées sur la fatalité et la catastrophe comme la dystopie, le catastrophisme, ou les théories de l’effondrement. Il semble donc que le monde moderne néo-libéraliste dans lequel nous vivons bouleverse intrinsèquement notre rapport au temps et au futur. Pourtant, à l’origine, la fascination de l’homme pour le futur se base sur des schémas de pensée sains. En effet, si se représenter le futur peut être le moyen de faire un point sur le présent, c’est aussi l’occasion de se donner une direction à prendre, des objectifs à atteindre. Cela permet à l’homme de se raccrocher à des croyances, des espérances ou encore d’extérioriser ses craintes. De plus, une étude publiée dans la revue Psychological Science démontre que le futur paraît toujours plus proche que le passé, à intervalles de temps égaux. Autrement dit : un rendez-vous programmé jeudi prochain semblera plus proche qu’un rendez-vous auquel vous avez assisté jeudi dernier. Ce que l’on peut qualifier « d’effet Doppler temporel » impacte ainsi, sans que l’on s’en rende compte, directement notre inconscient et notre rapport particulier au futur.
C. Critique de la notion de progrès
L’historien François Hartos souligne que « le régime d’historicité, propre à la modernité classique, depuis les Lumières, était futuro-centré ». Pourquoi l’était-il, et ne le serait-il plus aujourd’hui ? La notion de futur est en réalité intimement liée à l’idée de progrès, selon laquelle, l’homme pourrait accéder à une amélioration globale certes matérielle, mais aussi culturelle et civilisationnelle. Dans une société dite « futuro-centrée » l’homme s’intéresse donc au futur dans la mesure où ce dernier lui offre une multitude de perspectives positives de découverte, d’élévation et d’amélioration des conditions de vie. En somme, la certitude d’avancer vers un futur meilleur. Or, cette même notion de progrès lorsqu’elle est appliquée à notre société néo-libéraliste prend un tout autre sens. L’accélération des cycles d’innovations technologiques à laquelle s’ajoute la surconsommation créée par les modèles économiques capitalistes dessine un futur à l’horizon unique, sombre et menaçant. Le sentiment de « ne pas avoir d’avenir » s’affirme chez une jeunesse, qui peine à se projeter. En prenant conscience de l’impact dramatique du dérèglement climatique par exemple, et de l’incapacité des mesures prises par nos systèmes à l’enrayer, on efface rapidement les perspectives d’un avenir radieux. Si l’idée de progrès n’a pas entièrement disparue et se retrouve aujourd’hui dans les discours politiques sous la forme de croissance, développement et modernisation, elle semble pour autant dépasser l’homme au même titre que la notion de temps. Comme le souligne Etienne Klein, physicien et philosophe des sciences, notre rapport à l’idée de progrès a complètement changé. On l’évoque même avec une certaine nostalgie, se disant que finalement, le progrès c’était mieux avant. L’antithèse créée entre le progrès et le passé cache en fait une réalité plus profonde. Pour la comprendre, il suffit d’analyser l’évolution de la signification du dicton « On n’arrête pas le progrès ». De fait, dans les années 70/80, l’expression s’utilise dans un contexte positif, comme une « salutation enthousiaste adressée au futur ». Cependant, il semblerait qu’aujourd’hui elle sous-entende une vision bien plus négative qui induit que l’humain n’a plus le pouvoir d’enrayer la progression même du progrès. Le progrès se serait alors « émancipé de nos propres désirs », partant dans une course folle à l’innovation que nous ne parvenons plus à maîtriser.
2. LE FORECAST, OU L’ART DE PREVOIR
A. Forecasting et prévision en entreprise
Le forecasting, ou prévisionnel des ventes en français, est un processus qui utilise et traite des données historiques afin de produire de prévisions (ou forecast) sur la quantité de produits que l’on estime vendre en une période de temps donnée. Les entreprises utilisent ces techniques de prévision pour déterminer comment allouer leurs budgets ou encore planifier les dépenses prévues sur une période à venir. En somme, le forecasting est un outil au service du développement de stratégies « business ». En effet, les décisions financières et opérationnelles prises à l’échelle de l’entreprise sont basées sur une analyse des conditions économiques actuelles et à venir et donc sur une représentation du futur que l’on estime « favorable » ou non. Il existe aujourd’hui de nombreuses méthodes au service de la prévision en entreprise, et toutes s’accordent sur un cadre prédéfini d’analyse que l’on pourrait appeler la règle des « 3M » :
- La maille temporelle, détermine en amont l’horizon temporel du forecasting en termes de jour, mois ou année ;
- La maille produit, précise l’échelle produit à étudier, comme le modèle, l’article ou la gamme ;
- La maille géographique, délimite le territoire de la prévision (ville, pays, zone).
Le forecasting est une donnée d’entrée clé du processus stratégique et collaboratif « Sales and Operations planning » (S&OP), qui vise à adapter l’offre, et donc les capacités de production à la demande. Il est utilisé afin de prévoir les approvisionnements et les stocks, les flux logistiques et les budgets, dans une logique d’optimisation des coûts et de favorisation de l’agilité en entreprise. D’après un benchmark réalisé par l’Institute of Business Forecasting, 36% des entreprises positionnent la fonction clé du forecast au sein de la supply chain, alors que seulement 14% la positionnent dans une équipe indépendante. Or, il semblerait que la création d’une équipe indépendante en charge du forecasting soit une solution qui se montre efficace pour lutter contre les biais de la prévision. En effet, lorsque chaque département produit son propre forecast, ce dernier ne prend en compte que les objectifs dudit département. Il faut alors rassembler les forecasts et tenter de trouver des compromis, sur des enjeux bien souvent divergents. Le risque : une désynchronisation complète entre la capacité de production et la demande, et l’engendrement de coûts supplémentaires pour l’entreprise.
Quelle que soit la méthode de forecast utilisée, une bonne compréhension du cycle de vie du produit, de la demande, et une utilisation de données fiables et exactes est indispensable. Le forecast est un outil dynamique, qui doit évoluer avec le temps et nécessite des évaluations régulières concernant la justesse des prévisions qui ont été faites. Georges Box souligne d’ailleurs l’importance de l’utilité du modèle choisi au regard de la réalité du terrain avec la phrase « All models are wrong, some are useful ». Si la majorité des entreprises n’ont pas fait évoluer leurs modèles de forecast sur les 30 dernières années, de nouvelles visions de la planification plus holistiques, dynamiques et multiniveaux émergent récemment, ouvrant la voie à une nouvelle ère du « business forecasting ». Il semblerait que l’avenir du forecast lui-même se trouve dans une utilisation plus juste et plus précise des méthodes de statistiques, et à une étude poussée de la demande, couplée aux nouveaux modèles de machine learning.
B. Élargissement du concept
Si la définition première du nom « forecast » nous oriente naturellement vers le prévisionnel des ventes, une analyse plus précise de son verbe « to forecast » permet d’élargir le concept d’une toute autre manière. Apparu à la fin du XIVe siècle, le verbe « to forecast » se décompose en fait en deux parties : le suffixe « -fore » de « before » signifie « en avant, à terme » auquel s’ajoute « cast » de l’allemand « casten » au sens de « concevoir, planifier, préparer ». Forecaster, c’est donc planifier ce qu’il va se passer à terme, d’où sa traduction française au sens de « prévoir ». Le sens du nom « forecast » désignant une « estimation conjoncturelle du cours du futur », n’apparaîtra qu’un siècle plus tard, dans les années 1670. Comme nous l’avons vu dans la première partie de cet article, l’homme est naturellement fasciné par le futur. Nous sommes donc tous, à notre échelle, des sortes de « mini prévisionnistes ». Quand notre quotidien se transforme, par exemple lorsque l’on va changer d’emploi, se marier, faire un investissement ou encore partir à la retraire, nous fondons notre décision sur nos attentes vis-à-vis du futur. Ces attentes peuvent être qualifiées de prévisions, à moindre échelle. Cependant, quand de grands événements impactent notre quotidien et a fortiori le quotidien de milliards d’humains à l’échelle de la planète – je pense ici aux crises économiques, aux guerres, aux marchés qui s’effondrent – nous jugeons plus sage de nous tourner vers des experts, ceux qui sont censés savoir. Car oui, la prévision, c’est un métier. Et le métier de prévisionniste dépasse largement la fonction du business forecasting en entreprise. Il existe aujourd’hui des hommes et des femmes, experts (ou pas), qui prédisent les bouleversements économiques et géopolitiques de notre monde. Aujourd’hui, ils exercent majoritairement en tant que consultants pour les services de renseignements, les gouvernements d’États, ou les grandes entreprises cotées en bourse, à qui ils fournissent des prévisions. Dans un monde néo-libéraliste déséquilibré et en perpétuel mouvement, leur travail consiste donc à prévoir des grands changements pressentis ou non, en matière de politique et d’économie. Pour cela ils disposent de méthodes, plus ou moins fiables qui reposent majoritairement sur des études statistiques, des connaissances en culture générale, en histoire et dans de nombreux autres domaines, mais aussi sur des jugements et des intuitions plus personnels. Dans leur livre intitulé « Comment être visionnaire », Philip Tetlock et Dan Gardner démystifient cette notion d’« experts prévisionnistes » et en apportent une critique constructive. Combien de fois les prévisions de ces experts ont-elles échoué ? Combien de ces experts avaient prédit l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, et combien ont été capable de pressentir l’arrivée des printemps arabes ? En réalité, très peu, voire aucun. Et cela entretient la défiance des publics vis-à-vis de ces experts médiatiques. C’est en ce sens que les auteurs introduisent une nouvelle notion, celle de « super-prévisionnistes » amateurs, qui prouvent que, qui sait où regarder, peut prévoir.
C. Good Judgement Project
En 2011, l’IARPA – équivalent de la DARPA dans la communauté du renseignement américaine – lance un concours massif pour identifier des méthodes de pointe en matière de prévision des événements géopolitiques. L’initiative qui met en compétition plusieurs groupes de prévisionnistes propose une analyse quotidienne des enjeux d’actualité, en répondant à des questions du type : « l’infection de Donald Trump à la Covid-19 va-t-elle modifier la course à la présidentielle 2020 ? » Finalement, quatre ans, 500 questions et plus d’un million de prévisions plus tard, le Good Judgment Project (GJP) – dirigé par Philip Tetlock et Barbara Mellers de l’Université de Pennsylvanie – sort vainqueur du tournoi. Les prévisions du GJP étaient si précises qu’elles surpassaient même celles des analystes du renseignement ayant accès à des données classifiées. Mais alors, pourquoi sont-ils si bons ? Existe-t-il une prédisposition qui permette de prévoir le futur ? Grâce à ses recherches sur le sujet, Philip Tetlock identifie des qualités récurrentes chez ces super-prévisionnistes amateurs qui se tromperaient moins que les autres. Si globalement, une très bonne maîtrise des mathématiques et des lois statistiques aide à faire des prévisions, il en ressort que ce sont la curiosité et la mise en doute qui sont à l’origine de la justesse imparable de leurs prévisions. En effet, utiliser uniquement des moyennes en matière de prévisions ne rime à rien :
« Un statisticien est une personne qui peut avoir la tête dans un four et les pieds pris dans la glace et dire qu’en moyenne il se sent bien ».
Philip Tetlock
En réalité, parmi ces profils de super-prévisionnistes, on retrouve des diplômés du supérieur, des férus de mathématiques, mais rien d’extravagant par rapport à la moyenne. Ce qui les différencie des autres, c’est leur curiosité, qui les pousse à lire et à enregistrer une masse impressionnante d’informations de toute nature, en accord ou qui divergent complètement de leur opinion. C’est cette curiosité qui forge leur culture du monde moderne et leur capacité à en imaginer les futurs scénarios. Mais la curiosité à elle seule ne suffit pas. Elle n’est rien sans le doute. C’est ce dernier qui ajoute une véritable dimension scientifique à la recherche. Prenons l’exemple de la médecine. Pendant des siècles, les médecins pratiquaient des interventions sur des patients, partant de postulats jamais démontrés ou vérifiés. Aller consulter un médecin pouvait alors se révéler plus dangereux que de ne simplement rien faire. Heureusement, la médecine moderne telle que nous la connaissons aujourd’hui a depuis, introduit cette notion essentielle de doute et de remise en question perpétuelle, essentielle à la pratique d’une démarche scientifique. Les super-prévisionniste ne sont donc, ni plus ni moins, que des chercheurs qui testent, doutent, et expérimentent avant de poser sur la table une quelconque théorie concernant le futur. Pour ouvrir cette deuxième partie d’article, introduisons dans notre réflexion les avancées technologiques et la prévision du monde par la data. Les auteurs en conviennent : « c’est désormais incontestable : si vous avez un algorithme statistique à l’efficacité confirmée, utilisez-le ! ». Il est vrai que la montée en puissance des algorithmes acte un passage à l’ère de la prévision par la machine. Néanmoins, il reste à l’homme un avantage particulier : celui de pouvoir se projeter dans le futur et de capter les signaux faibles, qui orientent les décisions et impactent le cours du futur. « Les progrès sont très rapides -en matière de prévision algorithmique- mais butent précisément sur la logique de prévision ». En effet, si les ordinateurs sont aujourd’hui capables de traiter les données pour accéder à des faits historiques, ils ne semblent pas encore en mesure de faire des hypothèses éclairées sur les intentions humaines. Autrement dit, ils sont en mesure de répondre à la question : « qui sont les deux leaders russes qui ont échangé leurs postes ? » mais ne pourront pas (aujourd’hui) apporter une réponse à la question suivante : « Est-ce que les deux leaders russes vont de nouveau échanger leurs postes ? ».
3. DE LA PRÉVISION À LA PROGRAMMATION ?
A. La mémoire du futur
De manière instinctive, nous associons la mémoire au passé, et à notre capacité à nous remémorer des informations. Dirigé par le chercheur en neuropsychologie et spécialiste de la mémoire Francis Eustache, l’essai « la mémoire du futur » renverse ces convictions et introduit une nouvelle vision de la mémoire, encore inexplorée. Si le terme apparaît pour la première fois en 2007, Endel Tulving dessinait déjà en 1980 les premières pistes concernant cette mémoire du futur. Il découvre alors que ses patients amnésiques ne parviennent ni à se projeter dans la passé, ni dans le futur. Ils vivent en fait dans une sorte de « présent constant ». Plus tard, dans le cadre des recherches de Francis Eustache, l’imagerie médicale montrera qu’il existe « des régions cérébrales communes aux deux types de voyage mental, vers le passé et vers le futur». En plus de nous permettre d’effectuer ce « voyage mental », ces zones sont aussi reliées à ce que Francis Eustache appelle le « réseau du mode par défaut ». Cette région de notre cerveau est activée « lorsque nous ne sommes pas en prise directe avec notre environnement extérieur et que nous nous tournons vers nos pensées internes. Il permet de consulter notre mémoire autobiographique, d’élaborer des scénarios plus ou moins plausibles ». En bref, lorsque nous ne trouvons pas de réponse à nos questions en analysant notre environnement, nous faisons appel à notre mémoire interne pour créer des hypothèses qui nous permettent de continuer à nous projeter dans le futur. Si cette mémoire du futur est donc essentielle, elle semble aujourd’hui menacée, au même titre que notre « réseau du mode par défaut ». L’explosion de l’utilisation des mémoires externes, développée par la montée en puissance des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication), amoindrit sans doute nos capacités de mémoire interne. Par défaut, nous nous retrouvons à stocker de plus en plus d’informations sur des supports externes, introduisant d’ailleurs un autre problème de taille : la durée limitée du stockage de toutes ces données. Les clouds les plus performants offrent une garantie qui ne dépasserait a priori pas 100 ans, mettant en péril la transmission du patrimoine culturel aux générations futures. Ce phénomène d’externalisation de la mémoire à tous les niveaux nous rapproche dangereusement des scénarios dystopiques de science-fiction, présentant un homme « vidé de sa substance mentale, et in fine, de son discernement comme de ses capacités de (ré)action ». Serait-on en train de glisser lentement vers un humain « réduit » au profit de la machine, incapable de se projeter lui-même dans le futur et d’agir en conséquence ?
B. (En) quête de précision
« Le libre arbitre décrit la propriété qu’aurait la volonté humaine de se déterminer librement – ou alors arbitrairement – à agir ainsi qu’à penser ».
Définition par Histophilo
Deux grands glissements peuvent être constatés dans l’histoire du libre arbitre humain, le premier s’effectuant de Dieu vers l’homme. En effet, l’autorité décisionnelle était autrefois allouée aux lois divines, alors entretenues par des récits religieux. Puis, les avancées scientifiques – qui ont à l’époque permis d’expliquer en partie les incompréhensions et les peurs de l’homme face au fonctionnement de la nature – ont réduit l’influence et l’autorité de ce dit « Dieu », et poussé l’homme à croire davantage en ses propres découvertes et convictions, le plaçant comme libre arbitre et maître de son destin. Aujourd’hui, c’est non sans craintes que nous nous confrontons sans trop de recul au second glissement. Notre libre arbitre se trouve menacé par une nouvelle forme de divinité : le culte des algorithmes et des données, lui-même encouragé par les récits néo-libéralistes. En 2013, David Brooke, professeur à l’université de Yale, aux États Unis, donne son nom à ce phénomène : le dataïsme. Cette doctrine repose sur une perception qui conçoit l’univers et ce qui le compose comme un ensemble de données exploitables, et qui doivent être captées, rassemblées et analysées afin de mieux comprendre le passé, le présent et de prévoir des événements futurs. Le plus incroyable, c’est que si on observe le dataïsme à la loupe, on y retrouve tous les éléments qui caractérisent la religion :
- Une divinité : le couple data/ algorithme, qui se nourrit l’un l’autre indéfiniment ;
- Des prophètes pro-numérique, qui alimentent des récits positionnant la technologie comme solution à tous les maux ;
- Une terre sainte : la Silicon Valley dont les temples abritent les membres de la G-MAFIA (Google, Microsoft, Amazon, Facebook, IBM, Apple).
- Des fidèles : nous, quelques milliards d’humains, produits d’un système techno-libéraliste.
-Nous- constituons la base de données la plus riche jamais créée et exploitée, dans laquelle chaque personne correspond à un numéro de passeport, de sécurité sociale, de plaque d’immatriculation. Nous nous transformons en chiffres, et ces chiffres offrent la possibilité à d’autres de nous observer. Si le phénomène pointait déjà le bout de son nez avant l’apparition des NTIC, il a été accéléré de manière exponentielle avec leur développement. Les designers qui planchent sur les parcours utilisateurs alimentent d’ailleurs notre dépendance à ces outils, en manipulant notre cerveau, puis revendent une partie de notre « temps d’attention » aux entreprises, sous forme d’encarts de publicité. Le postulat « Si vous ne payez pas pour un produit, c’est que vous êtes le produit » prend alors tout son sens. Au fil des années, l’homme est devenu, malgré lui, une donnée capitale au cœur de la stratégie des entreprises et des États, qui décryptent ses faits et gestes, ses comportements, ses réactions, ses émotions. Grâce à des algorithmes toujours plus puissants, les technologies de ciblage, se transforment en technologies d’anticipation, capables de prévoir nos actions. S’il est aujourd’hui possible de prévoir des comportements utilisateurs, et d’influer sur leurs choix et leurs décisions, le « Dieu » algorithme/data pourrait-il demain programmer le futur de notre société à plus large échelle ?
C. Introduction de l’Intelligence Artificielle (IA)
Le scientifique américain Marvin Lee Minsky, considéré comme le père de l’IA, définit l’intelligence artificielle comme « une application capable de traiter des tâches qui sont, pour l’heure, réalisées de manière plus satisfaisante par l’homme dans la mesure où elles impliquent des processus mentaux de haut niveau comme l’apprentissage perceptuel, l’organisation de la mémoire et l’esprit critique ». En somme, l’intelligence artificielle ne serait ni plus ni moins qu’une machine capable de simuler l’intelligence humaine. Depuis ses débuts, l’IA connaît deux obstacles majeurs qui freinent son développement :
- La puissance de calcul indispensable à la création de ce que l’on appelle des « réseaux de neurones » qui nécessitent d’être entraînés ;
- Le volume de données nécessaires à l’apprentissage de ces systèmes de « deep learning ».
Cependant, le développement des processeurs graphiques autour de 2010, la démocratisation de la récolte de data par les G-MAFIA et leur publication en open source ont, comme qui dirait, levé les barrières au boom de l’intelligence artificielle. Alors, si techniquement l’IA est capable de reproduire les schémas de pensée et de réflexion propres à l’homme, serait-elle capable de prévoir, voire de programmer le futur ? En traitant des quantités astronomiques de données, les algorithmes sont aujourd’hui capables de repérer des schémas qui se répètent, et d’établir entre eux des corrélations, afin de produire des prévisions, plus ou moins fiables, sur des événements à venir. Si certains s’en servent pour produire des prédictions « futiles » comme savoir quel personnage aurait le plus de chance de mourir dans la célèbre série Game Of Thrones, d’autres l’appliquent à des domaines bien plus sérieux. Ainsi, des chercheurs au nouveau Mexique ont mis au point une IA capable de prévoir des tremblements de terre artificiels, produits en laboratoires. On peut aisément imaginer que, d’ici quelques années, elle soit en capacité de prévoir de véritables catastrophes naturelles, venant renforcer les dispositifs d’alertes, permettant aux populations de prendre toutes les précautions nécessaires en amont. Mais ce n’est pas tout. Au Royaume Uni, une intelligence artificielle mise au point par des chercheurs de l’université de Nottingham s’est avérée plus efficace que les dispositifs traditionnels de détection des arrêts cardiaques. Ces découvertes pourraient bien révolutionner une nouvelle fois notre rapport à la nature et à la santé, nous positionnant comme des êtres supérieurs capables de parer ces « coups du sort ». C’est en ce sens que l’agence de recherche américaine, la DARPA, a annoncé début 2019 se lancer dans le création d’une intelligence artificielle capable de comprendre les rouages du monde. Dans le cadre de son nouveau programme KAIROS (Knowledge directed Artificial Intelligence Reasoning Over Schemas), elle met en garde contre l’impact des bouleversements non prévus sur nos sociétés : «Des changements notables affectant l’environnement ou la société peuvent avoir des conséquences importantes en elles-mêmes, ou s’insérer dans des relations de causalité générant des impacts plus considérables ». Pour être en mesure de prévoir ces événements bâtis sur des relations de cause à effet, cette intelligence artificielle devrait créer des connexions entre des événements pour ensuite les classer, appartenant à des schémas (patterns) qui se répètent. L’objectif ? Disposer d’un algorithme ultra-puissant capable de prévoir les chocs géopolitiques, sociétaux et environnementaux de notre monde, mais surtout en faire un outil intelligent et plus transparent « explainable artifical intelligence ». En effet, les IA sont aujourd’hui incapables d’expliquer leurs décisions, nous (humains) privant de toute possibilité d’analyse de pertinence et de prise de recul sur ces prévisions. A terme, « les nouveaux systèmes de machine learning auront la capacité d’expliquer leur raisonnement, de préciser leurs forces et leurs faiblesses, et de fournir des explications sur leurs comportements futurs », peut-on lire sur le site web officiel de la DARPA. Si cette volonté de contrôle sur la machine peut sembler rassurante d’un point de vue éthique, l’utilisation croissante des IA en tant qu’outils pour prévoir le futur laisse en suspens une question importante : dans une logique de prévision de ces boulervsements et de leurs impacts à toutes les échelles, et en cherchant à tout prix à les éviter, l’homme ne cherche-t-il pas à programmer son futur, plutôt qu’à le prévoir ?
La prévision n’est décidément pas une science exacte. S’il existe des méthodes, des algorithmes et des données sur lesquels nous pouvons nous appuyer, la projection dans le futur reste bien souvent fondée sur des hypothèses, des représentations subjectives que nous nous faisons de l’avenir. Mais si, au lieu de considérer le futur comme une issue unique, nous prenions conscience de l’existence de futurs pluriels ? L’avenir s’offrirait alors à nous comme un questionnaire à choix multiples, dont nous pouvons cocher les issues favorables. Il est un enjeu majeur que l’homme reprenne confiance en demain, en sa maîtrise du temps et qu’il travaille sur son potentiel d’action, pour inventer un des futurs inédits, plus souhaitables. Y arriver, ce serait parvenir à trouver un équilibre entre l’homme et la machine, stopper la course à la data et à l’intelligence artificielle, et ainsi, préserver notre capacité à nous projeter. Parce que le futur est un des moteurs de l’existence, il est indispensable de le réinventer.
BIBLIOGRAPHIE
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Winkler, M. (s. d.). The year 2030 [Photographie]. Unsplash. https://unsplash.com/photos/4fSxGPSLNH4