Depuis sa naissance au début des années 2000, la télé réalité s’est introduite dans le paysage audiovisuel français et nos grilles de programmation. D’origine américaine, la télé réalité (en anglais reality television) est, tel que la définissent Robert Wagermée 1 et Guy Deloeuvre 2 dans leurs ouvrages, “un genre télévisuel dont le principe repose sur le suivi de la vie quotidienne d’anonymes ou de célébrités dans un contexte particulier”. Pour cela, un nombre prédéfini de candidats sont isolés pendant une durée elle aussi déterminée dans un environnement extérieur, et non dans un studio, spécialement pensé pour le programme et pour les téléspectateurs (villa de rêve, île déserte, château…). Cet environnement est limité, l’isolement et l’enfermement obligent les candidats à s’organiser en unités de vie commune et à gérer les tensions qui dynamisent le programme. La présence de caméras permet aux téléspectateurs de s’immiscer au coeur du quotidien mouvementé des candidats et d’observer leurs réactions et leurs comportements. La télé réalité possède six caractéristiques, constituant sa marque de fabrique ou en partie. Ces critères essentiels sont le transmedia, la présélection des candidats, un environnement isolé, un système d’élimination des membres de l’émission, des missions fournies par la production et l’existence d’un confessionnal où les candidats peuvent régulièrement exprimer leurs impressions et leurs sentiments au public et à la production. Ces éléments sont généralement associés à différents types de concepts tels que : la séduction qui favorise la formation de couples (exemple : Les Princes de l’amour), la compétition (ex : Koh Lanta, Les Marseillais VS Le Reste du Monde, Top Chef…), le télé-crochet qui offre la possibilité d’enregistrer un album (ex : Star Academy, The Voice…), les Dynasty Shows qui réunit les membres d’une même famille (ex : Allô Nabilla), le mode de vie qui améliore la vie d’anonymes grâce à des experts (ex : Super Nanny, Pascal le Grand Frère…) et d’autres dérivés3. En flirtant avec la fiction, la télé réalité est devenue un genre « feuilletonnant », diffusé à la manière d’un ou plusieurs récits 4. L’association de tous ces éléments a permis au genre de connaitre des variations, de se renouveler et de connaître un essor important. Vous pouvez retrouver ci-dessous un tableau récapitulatif présentant les différents concepts de télé réalité précédemment cités.

 

Apparue aux États-Unis, la télé réalité voit ses prémices se poser en 1973 sur la chaîne publique PBS, avec l’émission « An American Family » qui, comme son nom peut l’indiquer, suit la vie d’une famille américaine au cours de 12 épisodes d’une durée d’une heure. Ces prémices se verront par la suite renforcés en 1992 par l’émission « The Real World » sur MTV permettant d’observer les comportements de jeunes adultes vivant dans une même habitation. Le but de ces émissions était de filmer sur une période longue, de vrais gens vivant leur vrai vie, afin de raconter leurs histoires et de suivre leurs aventures en différents épisodes, d’une façon bien différente d’un documentaire. L’expression de « reality show » voit le jour aux Etats-Unis à la fin des années 1980, mais l’expression ne sera reprise qu’au début des années 1990 en Europe. Le phénomène de télé réalité se propage dans les pays occidentaux et prend un nouveau tournant en 1997, lorsque le chanteur Bob Geldof lance « Expedition Robinson » à la télévision suédoise. L’émission met en compétition seize candidats devant réussir les épreuves et éviter les éliminations. L’émission qui fera réellement naître le genre de télé réalité en Europe est « Big Brother » en 1999, diffusée tout d’abord aux Pays-Bas sur la chaîne privée Veronica. Elle est la première émission de longue durée regroupant toutes les caractéristiques des émissions de télé réalité. Les participants ont tous les dix été présélectionnés et isolés dans une maison où ils doivent s’éliminer au cours des semaines de jeu pour qu’il n’en reste plus qu’un, tout en étant observés par les téléspectateurs. Le succès de l’émission est immédiat (en moyenne 6,1 millions de téléspectateurs par émission et jusqu’à 11,8 millions de téléspectateurs le soir de la finale  en 2001 d’après Médiamétrie). Par la suite, « Big Brother » est adapté dans différents pays du monde, y compris en France. Le « Big Brother » à la française s’appelle « Loft Story ». Lancé le 26 avril 2001, « Loft Story » a entraîné un engouement médiatique très rare. Malgré les critiques, c’est une véritable innovation télévisuelle, qui a lancé le début de la télé réalité sur les chaînes de télévision françaises 5. Certaines émissions ont fait plus qu’assumer ces critiques et s’en sont d’ailleurs servies pour développer le genre télévisuel. Par exemples « La Ferme Célébrités » a joué avec la cruauté voire le sadisme de manière inédite, et Secret Story a revendiqué le côté manipulateur de ses candidats et l’utilisation du mensonge 6. 

Rapidement en France depuis leur création, le nombre de programmes de télé réalité se multiplient année après année, bien que certains disparaissent. Leur évolution est constante, tout comme leurs impacts dans les techniques télévisuelles, marketing et digitales. Qu’en est-il des changements engendrés par la télé réalité dans ces techniques ? Afin de mieux comprendre l’essor de la télé réalité en France, nous examinerons dans ce premier article les différents facteurs, économiques et sociologiques, qui ont précipité l’arrivée de la télé réalité sur nos écrans. Nous étudierons donc les raisons de son apparition, notamment les comportements et les attentes des consommateurs en ce qui concerne la télévision à l’époque et les changements économiques en lien avec la production télévisuelle. Dans un deuxième article, nous chercherons à questionner l’influence de la télé réalité sur la télévision française, la place qu’elle y a prise, notamment sur un certain nombre de chaînes emblématiques de la TNT diffuseuses de télé réalité telles que celles du groupe TF1, du groupe M6 et de la chaîne NRJ12. Pour cela, nous adopterons une approche de questionnement et d’analyse des transformations et des changements des techniques télévisuelles, communicationnelles et marketing, des chaînes, des productions et d’autres acteurs de l’univers télévisé. Ce deuxième article permettra d’évaluer l’impact global  de la télé réalité sur la télévision et à quel point elle a su s’immiscer année après sur nos écrans depuis le début des années 2000. Dans un troisième article, nous chercherons également à analyser l’influence de la télé réalité sur le digital et dans le média internet, que ce soit sur les blogs et les réseaux sociaux. Nous étudierons l’émergence de nouvelles techniques communicationnelles, publicitaires et marketing, que la télé réalité a permis de faire naître sur le web. Pour analyser cette influence sur le web et dans les médias sociaux, nous étudierons de façon plus approfondie, dans ce dernier article, les principaux enjeux et implications de la promotion publicitaire faite par les candidats de télé réalité pour les marques. 

Afin de mieux comprendre l’apparition de la télé réalité, étudions tout d’abord les causes principales de sa naissance. Contrairement à ce que nous pouvons croire, la télé réalité n’est pas apparue par hasard, surgissant de l’esprit d’un concepteur ou d’un programmateur. Nous pouvons nous demander pourquoi elle a vu le jour, quelle a été l’influence du téléspectateur et quel rôle il a joué dans son avènement ? De plus, nous pouvons nous demander quelles conditions externes au téléspectateur, notamment structurelles ou conjoncturelles, ont permis à la télé réalité de voir le jour sur les écrans. D’après Frédéric Antoine (2004) dans le livre de Robert Wangermée, À l’école de la télé réalité, la télé réalité est la fille biologique du média télévisé et d’une drôle de société en mutation constante qu’est la nôtre. Sa naissance prend racine dans les changements de mentalité et de comportements individuels ainsi que dans les transformations sociétales et économiques. 

 

PARTIE I – Le téléspectateur au coeur des préoccupations 

Le téléspectateur a su s’immiscer au coeur des préoccupations des programmateurs et des rédactions de télévision. En effet, les besoins des téléspectateurs se sont multipliés et se sont complexifiés. Un besoin à la fois sociétal et individuel d’être pris en considération s’est fait sentir à partir des années 1990. Pour répondre à ce besoin, le téléspectateur a été placé au coeur du dispositif télévisuel. Ce dernier est désormais pensé en fonction de lui. L’arrivée de la concurrence dans l’univers télévisuel au cours des années 1980 a poussé les chaînes de télévision à s’adapter. Les dirigeants des chaînes et des programmes ont dû changer leurs comportements face à un téléspectateur de plus en plus volatile, devenant le roi du zapping. Auparavant, la stratégie des chaînes prenait en compte que les téléspectateurs s’adaptaient aux programmes. Le phénomène s’est inversé. Le destinateur du message télévisuel a été depuis d’avantage pris en considération. Il n’est plus objet mais sujet ! 

Non seulement, les possibilités de transmission et de diffusion se sont multipliées (satellite, cable…) mais l’offre télévisuelle s’est consécutivement multipliée et diversifiée, prenant en compte les attentes du téléspectateur. Un ras le bol général des téléspectateurs envers les informations a engendré la perte d’audience des chaines généralistes pour les chaînes spécialisées, faisant de la télévision une source de divertissement 7. Parallèlement à cela, le téléspectateur a eu besoin de transparence au sein des médias 8. Les années 1990 sont marquées par un grand manque de confiance de la part des téléspectateurs en leurs médias, notamment vis-à-vis des politiques et des journalistes. Cette confiance a diminué avec la sortie des scandales tels que l’affaire du faux charnier de Timisoara, la première Guerre du Golfe, l’affaire des emplois fictifs de Jacques Chirac, la révélation de l’existence de Mazarine… qui ont bercé la décennie. Dans une enquête de 2001, année de la naissance de la télé réalité en France, 30% des interrogés disent ne pas faire confiance aux médias, parmi eux, 84% ont entre 18 et 24 ans 9. Les médias ont été accusés de fausser les informations. C’est pour cela que le téléspectateur a également eu besoin d’assister lui-même aux événements. Il aurait aimé du fond de son canapé, assister à tout ce qu’il se passe autour de lui voire dans le reste du monde. Il ne voulait plus avoir affaires à des médiateurs, pour ne pas être manipulé (sentiment encore très présent parmi les téléspectateurs aujourd’hui pour des raisons similaires). La télé réalité incarnait en partie la réponse à ce besoin car tout y est montré, jusqu’au plus personnel des candidats (bien qu’il existe une conscience globale de la scénarisation de ces émissions mais ce n’est pas de cela que traite cet article). Au début des années 1990, les talk shows se sont multipliés, dans lesquels des artistes discutaient de leur vie privée ou prenaient position sur des questions de société (par exemples « On ne peut pas plaire à tout le monde » mené par Marc-Olivier Fogiel, « Tout le monde en parle » mené par Thierry Ardisson…). La télé réalité n’a été rien d’autre que la suite logique. Cela reflétait bien le besoin de proximité et d’honnêteté des téléspectateurs 10. La transparence avait pris une telle ampleur, que la frontière entre la vie privée et la vie publique a disparu. Il n’y a plus de limite d’exigence. La télévision a été particulièrement adaptée à cette évolution et les individus se sont exposés de plus en plus facilement (au point de retrouver quelques années plus tard certains candidats en plein ébat sexuel dans la piscine du Loft…) alors qu’avant seuls les experts et les journalistes pouvaient prendre la parole. Grâce à la télé réalité, beaucoup de téléspectateurs ont trouvé sur leurs écrans des héros qui leur ressemblaient, ayant des questionnements et des intérêts communs aux leurs. Cette programmation enfin changeante de celle qui était classique leur permet de découvrir une forme d’authenticité à la télévision 11. Il n’y a plus vraiment d’identification du héros mais plutôt une identification du semblable. C’est la fin du héros traditionnel, le héros n’a plus vraiment quelque chose d’exceptionnel, il est devenu banal. Au cours du 20ème siècle, le banal est devenu une référence. Ce phénomène s’est prolongé jusqu’aux émissions de télévision : la télé réalité. Le banal n’est pas représenté mais tout simplement présenté et la télé réalité en est le summum. C’est la « banalisation du banal » selon François Jost, dans son livre « Le Culte du Banal » de 2007, réduisant ainsi la différence entre celui qui est à l’écran et celui qui le regarde. Le téléspectateur a aussi eu besoin d’interaction. Il a de moins en moins accepté d’être une personne inactive, qui suit bêtement et simplement ce qu’il se passe à l’écran du fond de son fauteuil. Il veut être acteur, un consommateur actif. L’interactivité du public est indissociable de la télé réalité encore aujourd’hui. À l’époque, le slogan de Loft Story était « C’est vous qui décidez », c’est le début de l’intervention des téléspectateurs. L’usager a été placé dans un système de configuration où l’audience se voit associée au processus de production médiatique. Il avait soif d’intervention sur la production et cela lui a donné l’impression d’avoir plus de pouvoir 12. 

 

PARTIE II – L’industrialisation de la télévision 

L’apparition de la télé réalité n’est pas seulement due aux préoccupations, aux attentes et aux besoins des téléspectateurs et de la société. En effet, certains facteurs économiques entrent en jeu. Comme dans le reste de l’Europe, la France a vécu dans un système de monopole des services publics financés par la redevance ou des subventions de l’État. Les programmes et les émissions dépendaient donc des normes axées sur les obligations d’intérêt général imposées par la loi (informer, éduquer, divertir). L’évolution technologique que la France a connu à la fin du 20ème siècle a remis en cause les monopoles, mais la responsabilité de la Communauté Européenne dans la commercialisation globale et accélérée de la télévision est certaine. Elle a appliqué à la communication audiovisuelle les mêmes conceptions économiques que celles du marché commun. Elle a imposé la libre circulation internationale des programmes de télévision et de leur publicité. À partir de cela, les services publics de radio-télévision ont connu des crises économiques, que le financement par la publicité n’a pu améliorer. En revanche, c’est bien l’ouverture à la concurrence et la dérégulation qui ont  forcé les services publics à devoir rivaliser avec les chaînes commerciales d’un point de vue des programmes. La télévision ainsi que les différentes chaînes sont devenues par la suite un secteur ultra concurrentiel. L’offre s’est multipliée. D’après les défenseurs de la libre-concurrence, cette dérégulation de l’audiovisuel a permis d’accroitre la diversification des programmes 13. Big Brother par exemple était un produit apparu grâce (ou à cause) de la  transformation de l’ensemble de la structure télévisuelle. La multiplication des chaînes a engendré une concurrence de plus en plus difficile et le téléspectateur est devenu depuis de plus en plus volatile. Par conséquent, la rentabilité a été de rigueur, ce qui est encore le cas aujourd’hui. Les dirigeants ont donc appliqué le principe industriel du travail en série à l’audiovisuel avec les formats. Le format s’est développé dans les années 1950-1970 aux États-Unis avec la commercialisation des talk-shows, mais ce n’est qu’avec l’apparition de la télé réalité que le format tel que nous le connaissons aujourd’hui a pris toute son importance 14. Les formats sont une sorte de recette magique des programmateurs, dont l’ingrédient principal est l’idée de base de l’émission de télé réalité comme par exemple la compétition. Selon les pays, les autres ingrédients de la recette s’adaptent et permettent de décliner les concepts des émissions. Ainsi, le format permet de s’exporter et d’homogénéiser les programmes, tout en gardant les spécificités des cultures. C’est grâce au format que la télé réalité a pu se regarder dans le monde entier. « Sa mondialisation n’a été possible que suite à l’existence de la notion de format et grâce à sa gestion au sein d’entreprises internationales de l’audiovisuel. Sans le format la télé réalité n’aurait été qu’un phénomène local. Le format lui a donné une résonance planétaire et a transformé de bonnes idées en un secteur d’activités économiques à forte valeur ajoutée », Robert Wangermée 15.  Les formats coûtent moins cher que bien d’autres types de programmes tels que les documentaires ou les films. Par exemple, il faut compter en moyenne quatre ou cinq fois moins de budget de programme pour une télé réalité que pour une fiction française16. Ils marquent les débuts du marketing télévisuel, qui exigent des retours sur investissements rapides et élevés. Avec la privatisation des chaînes, l’audiovisuel se devait et se doit toujours d’être le plus rentable possible afin de dégager des dividendes pour les actionnaires. La télé réalité a permis cela grâce au format.

Dans ce premier article nous avons pu tout d’abord définir le terme de télé réalité, étudier son histoire et y associer les émissions qu’elle représente. De plus, nous avons pu comprendre quels facteurs économiques et sociologiques ont permis l’apparition de la télé réalité sur nos écrans de télévision. L’émergence et la prise en compte des besoins des téléspectateurs (interactivité, transparence…) ainsi que des changements structurels et économiques (industrialisation de la télévision, concurrence médiatique et programmatique…) ont favorisé son développement.  Dans le prochain article, nous questionnerons le rôle et l’influence de la télé réalité sur les chaînes de télévision de la TNT, sur les productions et autres acteurs de la télévision française, en ce qui concerne leurs techniques télévisuelles, communicationnelles et marketing. 

Bibliographie :

1, 5, 8, 10, 14, 15 : Wangermée, Robert (2004), À l’école de la télé réalité, Bruxelles : Éditions Labor.

2, 4, 5, 6 : Deloeuvre, Guy (2018), La Vie Monétisée Téléréalité.

3, 5 : Bouzou, Véronique (2007), Le Vrai Visage de la Télé Réalité, Genève : Poches Jouvence. 

5 : Anselme, Florian (2015), La Télé Réalité au Confessionnal, Paris : Editions de Moment 2015

9, 11, 14 : Jost, François (2009), Télé Réalité, Le Cavalier Bleu Édition.

11 : Arevalo, Claire (2006), La Télé Réalité, logiques de production et contenus.

13 : Kajabika, Vindicien (2012), Télévision, crise et télé-réalité. Des questions et des réponses. Des problèmes et des solutions, Éditions La Bruyère.

Webographie :

4 : Inaglobal (2017), La téléréalité, ce grand feuilleton transmédia, Repéré à : https://www.inaglobal.fr/television/article/la-telerealite-ce-grand-feuilleton-transmedia-9519

7 : Tns Sofres (2018), Baromètre 2018 de la confiance dans les médias : les Français moins friands d’actu, mais plus exigeants, Repéré à : https://www.tns-sofres.com/sites/default/files/2010.01.15-confiance-politique.pdf

16 : Slate (2011), TF1, télé-réalité et le prix du low cost, Repéré à : http://www.slate.fr/story/36767/tf1-tele-realite-low-cost