« Raconter une histoire c’est donner des repères, des bornes, avec suffisamment de force pour que l’imagination recrée les intervalles entre eux, avec infiniment plus de réalité que les mots, le dessin, ni même le film, n’en offriront jamais. Et cette histoire-là fonctionnait. D’un dessin à l’autre, il y avait tout un chapitre. »[1]

C’est ainsi que Ted Benoit, dessinateur et scénariste de bande dessinée français, décrit l’histoire de Santa Claus dans les publicités Coca-Cola. Car si les huiles peintes par Norman Rockwell pour Coca-Cola racontaient elles aussi une histoire (voir monde 3), celles du Père Noël peintes par Haddon H. Sundblom faisaient encore plus appel à l’imagination de la clientèle en laissant volontairement un intervalle vide entre deux publicités. Le récepteur de l’image publicitaire pouvait alors reconstituer lui-même la scène qui s’était passée entre deux scènes peintes par Sundblom. C’est ce procédé que nous allons étudier dans ce quatrième monde iconographique consacré à l’imaginaire dans les publicités Coca-Cola, tout en insistant sur les principales valeurs véhiculées par les images représentant Santa Claus au cours des années 30.

4.1. Santa-Claus is coming to town…

Avant de nous intéresser au rôle de Santa Claus dans les publicités Coca-Cola pendant les années de récession économique en Amérique, il convient de rappeler les origines de ce personnage légendaire pour mieux en saisir la portée symbolique dans l’univers publicitaire de la marque. Si l’on se réfère au dictionnaire en ligne « Lexilogos »[2], « Santa Claus » est la dénomination américanisée de « Saint-Nicolas ». Selon cette même source, ce serait le conte de Clément Moore en 1823 intitulé « A Visit From Saint Nicholas » qui aurait popularisé Saint-Nicolas aux États-Unis d’Amérique. Santa Claus est donc le personnage emblématique de Noël aux États-Unis venant apporter des cadeaux aux enfants américains la veille de Noël. Le personnage de Santa Claus a pour la première fois était dessiné sous les traits d’un homme rondouillard et vêtu de rouge par l’illustrateur américain Thomas Nast, au milieu du XIXème siècle. En faisant appel au talent artistique de Haddon H. Sundblom, Coca-Cola n’a peut-être donc pas été précurseur dans l’image que l’on se fait du Père Noël aujourd’hui, mais a certainement contribué à véhiculer un univers festif et chaleureux dans une période triste et morose des États-Unis d’Amérique, comme peut en témoigner la première image de Santa Claus peinte par Sundblom en 1931 (Figure 7). Ce n’est pas la première fois que le personnage de Santa Claus fait son apparition dans le Saturday Evening Post : déjà en 1930 Coca-Cola avait fait appel au talent d’un autre artiste, Fred Mitizen, pour promouvoir la célèbre boisson gazeuse aux côtés du Père Noël[3], illustrée ci-dessous.

4.2. 1931 : “My hat’s off to the pause that refreshes”  

Figure 7. Annonce américaine publiée en 1931 dans le Saturday Evening Post.

 

Cependant, c’est avec cette annonce apparue en 1931 (Figure 7) – dans le même journal – que l’on découvre le Père Noël de Haddon H. Sundblom, celui-là même qui sera mis en scène dans de nombreuses autres images publicitaires de la firme, faisant de Coca-Cola le créateur du plus célèbre Père Noel. Ce personnage rieur, rondouillard et complètement vêtu de rouge a en effet su traverser les années et devenir au fil du temps l’icône universelle de Noël. Dans cette annonce américaine de 1931, Santa Claus déclare : « J’enlève mon chapeau avant la pause qui rafraîchit. ». Coca-Cola semble vouloir nous montrer que, pendant cette période de crise, nous sommes tous égaux (même si dans la réalité ce n’est pas vraiment le cas…), en représentant Santa Claus en train de prendre sa pause Coca-Cola après avoir fait son travail. Le message linguistique qui accompagne cette image n’en est pas moins évocateur : « Vieux Santa, l’homme le plus occupé du monde, prends le temps pour la pause qui rafraîchit, avec le Coca-Cola glacé. Il sait même comment se montrer bon envers lui-même. Et donc il se montre toujours souriant. Alors pourquoi pas vous ? Où que vous fassiez des courses, vous trouverez une joyeuse « soda-fountain » avec du Coca-Cola glacé déjà prêt. ». Ce message linguistique, employé sur un temps très humoristique, insiste donc sur la disponibilité de la boisson gazeuse, présente n’importe où, et source de plaisir lors de la célèbre « pause qui rafraîchit ». L’analyse du message linguistique dans une annonce publicitaire a une très grande importance car, contrairement à l’affiche que l’on peut saisir sur le vif en peu de temps dans la rue, l’annonce publicitaire publiée dans un journal ou un magazine a l’avantage de durer dans le temps, comme le souligne Françoise Enel : « On peut penser que l’individu feuilletant un magazine dispose d’une vacuité d’esprit relativement plus grande que le piéton pressé, ou le conducteur au volant de sa voiture. La stratégie du publicitaire ne consistera pas seulement à forcer son regard par un effet de surprise, (…) mais, son regard une fois capté par la substance visuelle, à le retenir et à l’amener à déchiffrer l’argumentation de l’annonce. »[4]. Cette publicité Coca-Cola parait également véhiculer une atmosphère heureuse et conviviale à travers les rondeurs et le sourire de Santa Claus. Noël n’est-il d’ailleurs pas l’occasion de se rassembler en famille pour partager un moment festif et convivial autour d’une table ? Nous voilà donc dans la symbolique de Noël, cette fête religieuse célébrée en… hiver. Un détail qui a toute son importance dans la stratégie employée par Coca-Cola puisque la firme semble ici revendiquer son intemporalité en montrant que même en période non estivale, la pause Coca-Cola a sa place. Santa Claus est par conséquent d’abord présenté comme une icône hivernale dans cette publicité Coca-Cola. C’est en quelque sorte une façon de rappeler que « la soif n’a pas de saison », en référence à l’ancien slogan de la marque : « Thirst Knows No Season » (1922). Après avoir insisté sur le message linguistique et le message iconique dans le déchiffrage de l’argumentation de cette annonce publicitaire, il nous reste à revenir sur le stimulus premier : le « choc-couleur » de cette annonce publicitaire, si l’on suit la logique explicitée par Françoise Enel : « L’annonce, elle, après avoir capté le regard du récepteur par des moyens irrationnels (choc-couleur, image percutante…) va exposer d’une manière pseudo-rationnelle (les contenus mythiques imprègnent fortement les textes publicitaires) les raisons de la supériorité et de la spécificité du produit, et tenter de la convaincre au moyen de ces « raisons » d’acheter le produit. »[5]. Car avant même de rentrer dans le déchiffrage de l’annonce publicitaire et d’en saisir les « contenus mythiques », nous avons affaire à un « stimulus coloré » : la couleur rouge nous interpelle et vient capter notre attention en premier lieu. En effet, selon Elisabeth Brémond, si le rouge nous est si attrayant à vue d’œil, c’est parce qu’ « il se réfracte très rapidement sur notre rétine »[6]. Il est d’ailleurs très difficile d’en saisir la portée significative tellement les interprétations de cette couleur peuvent être différentes. Cependant, Elisabeth Brémond nous donne une signification du « rouge éclatant et vif » qui mérite notre attention : « Le rouge éclatant et vif ne fait pas ou peu partie de notre paysage naturel et architectural en Occident. Paradoxalement, c’est la couleur de la société de consommation et de ses signaux. Couleur dynamique par excellence, elle représente aujourd’hui la matérialité dans ce qu’elle a de plus commercial »[7]. On peut donc interpréter cette couleur vive et dynamique comme une invitation à consommer : couleur emblématique de la marque « Coca-Cola », le rouge agit ici comme un important stimulus visuel qui force le regard du récepteur sur le Père Noël et sur le logo de la marque. Santa Claus et Coca-Cola ne font en quelque sorte plus qu’un, puisqu’ils sont unis par la couleur rouge (en harmonie avec leur identité visuelle). En s’associant au Père Noël, il semblerait que Coca-Cola veuille faire de la boisson gazeuse la boisson indispensable en période de Noël…

Mais ce premier Santa Claus peint par Sundblom marque surtout le début d’une longue histoire entre Coca-Cola et le Père Noël, et c’est ce que nous allons découvrir à présent.

 

4.3. Coca-Cola, raconte-nous l’histoire de Santa ! 

En 1932, nous retrouvons le Père Noël de Haddon H. Sundblom dans une nouvelle publicité Coca-Cola (illustrée ci-dessus), et cette fois-ci nous avons véritablement affaire à une histoire. En effet, sur cette image publicitaire, Santa Claus se trouve dans une situation inattendue et pour le moins surprenante : il lit le message laissé par un enfant (Jimmy) qui lui a écrit « Cher Santa, s’il te plaît repose-toi ici. Jimmy ». Sont accolés au message une bouteille de Coca-Cola, un verre, un ouvre-bouteille et une chaussette pour les cadeaux. Cette scène semble donc se dérouler la veille de Noël, et Haddon H. Sundblom semble s’être clairement inspiré de la légende de Saint-Nicolas, telle qu’elle est narrée dans le poème de Clément Moore (1822) :

« C’était le soir, à la veille de Noël, et dans toute la maison

Pas un être ne bougeait, pas même une souris ;

Les chaussettes étaient soigneusement suspendues près de la cheminée,

Dans l’espoir que Saint-Nicolas viendrait bientôt (…) »[8]

En jouant avec la légende de Saint-Nicolas, Haddon H. Sundblom transporte le public dans un autre monde : un monde imaginaire plein de joie et d’allégresse. Mais l’illustrateur de Santa Claus ne fait pas que s’inspirer des vers du poème de Clément Moore, il prend aussi la légende de Saint-Nicolas à contre-pied en insérant la bouteille de Coca-Cola dans sa peinture. En effet, ce n’est pas l’enfant (Jimmy) qui est récompensé par sa sagesse dans cette publicité, mais bien Santa Claus qui a le droit à sa pause Coca-Cola la veille de Noël. Coca-Cola semble donc nous faire oublier l’espace d’un instant la crise que le pays est en train de traverser en nous racontant une histoire, celle de Santa Claus et de Coca-Cola. Il est également possible que la firme américaine ait voulu faire de la boisson Coca-Cola une allégorie du bonheur en l’insérant aux côtés du Père Noël. En effet, dans cette image publicitaire, le Père Noël est avant tout présenté comme un travailleur – c’est sans doute la raison pour laquelle le message linguistique met souvent l’accent sur la « pause » dans les publicités mettant en scène Santa Claus – dont le but est de rendre heureux les enfants. En ce sens, le Père Noël est en quelque sorte considéré comme un « fournisseur de bonheur ». Sur cette publicité, Jimmy a pensé à lui en lui laissant une bouteille de Coca-Cola près de sa chaussette la veille de Noël. Nous pourrions donc penser que sans sa « pause Coca-Cola », Santa Claus aurait du mal à se consacrer pleinement à sa tâche. Ce ne sont donc pas les qualités de la boisson qui sont mises en avant dans cette publicité, mais bien l’imaginaire qui est construit autour de Coca-Cola. On ne vend alors plus une boisson mais du rêve en associant son image à la légende de Saint-Nicolas, lui conférant par là même un caractère mythique. Il semblerait donc que le Santa Claus créé par Haddon H. Sundblom joue un rôle important dans l’identité de la marque. Dans leur ouvrage intitulé « Les Plus belles affiches de Coca-Cola », Gérard Cholot, Daniel Cuzon-Verrier et Pierre Lemaire dressent le portrait de ce personnage mythique à travers ses nombreuses apparitions dans les publicités Coca-Cola : « Travailleur enthousiaste voué à faire le bonheur des enfants de notre planète, il apparaît sous le pinceau d’Haddon Sundblom comme le plus fantastique messager de la marque. Nous le voyons arriver dans un foyer, fatigué – on le serait à moins – et se diriger tout naturellement vers le réfrigérateur familial pour se servir un bon Coke bien frais. Ragaillardi, il peut se consacrer à sa sainte mission ! »[9]. Santa a su entretenir avec la marque Coca-Cola un lien unique et durable dans le temps. C’est cette histoire intime qu’ils nous font partager depuis le début des années 30 à travers des images narratives chaque veille de Noël. Nous allons à présent étudier trois images narratives qui se suivent dans le temps et qui racontent au final une grande histoire que seul le récepteur est à même de construire avec son imagination.

Noël 1936 : Santa Claus nous est présenté comme un « grand enfant » qui s’amuse « lui aussi » en profitant de la « pause qui rafraîchit » pour boire son Coca-Cola. Les jouets qui sont mis en avant dans cette image publicitaire peuvent aussi être interprétés comme une métaphore : boire Coca-Cola la veille de Noël s’apparenterait à un moment d’évasion, à l’instar du petit garçon qui s’amuse avec son train électrique le jour de Noël ou de la petite fille qui s’occupe de sa poupée fraîchement déballée. Tout cela contribue à faire de Coca-Cola la boisson de l’évasion. Le temps d’une pause Coca-Cola et l’on retourne en enfance : tout devient féérique autour de soi…

Noël 1937 : « Donner et prendre » est désormais devenu la devise officielle du Père Noël de Sundblom. Alors que l’année d’avant il prenait fièrement sa pause Coca-Cola au pied du sapin d’une demeure familiale, en 1937 Santa Claus savoure avec allégresse une bouteille de Coca-Cola prise dans le frigidaire d’une autre demeure familiale (à moins que ce ne soit la même…) avec de la viande.

 

Noel 1938 : Santa Claus remercie la petite fille, et par là-même tous les enfants qui lui ont laissé une bouteille de Coca-Cola dans le frigidaire chaque veille de Noël pour qu’il puisse profiter de la « pause qui rafraîchit » et continuer de distribuer des cadeaux.

En interprétant ces trois images de manière si subjective, nous avons surtout voulu montrer comment Coca-Cola pouvait entretenir l’imagination de sa clientèle en publiant chaque année une scène différente de Santa-Claus. Car, au final, mises bout à bout, ces scènes de Noël semblent raconter une belle histoire de générosité et d’amitié. Par cette histoire mise en images, Coca-Cola entretient par là-même la part de rêve qui se trouve en chaque Américain, éveille d’une certaine façon l’imagination d’une Amérique troublée et attristée par la crise économique.

De « la pause qui rafraichit » sous-entendant une certaine solidarité entre les individus aux images narratives mettant en scène Santa Claus et Coca-Cola, tout en passant par les peintures de Rockwell qui dessinent le portrait d’une Amérique prospère, Coca-Cola semble entretenir le mythe d’une Amérique heureuse en proposant un univers imaginaire enthousiaste et optimiste dans les années 30, à l’image de l’Amérique que le Président Roosevelt veut rebâtir.

Pour poursuivre le storytelling de la marque autour de Santa, cliquez ici : https://www.youtube.com/watch?time_continue=55&v=U8J5AolQZg0

[1] Gérard Cholot, Daniel Cuzon-Verrier et Pierre Lemaire, Les Plus belles affiches de Coca-Cola, Paris, Denoël, 1986, pages 6-7 (Préface écrite par Ted Benoit).

[2] http://www.lexilogos.com/saint_nicolas.htm.

[3] Annonce américaine publiée en 1930 dans le Saturday Evening Post.

[4] Françoise Enel, L’affiche : fonctions, langage, rhétorique, Tours, Mame, 1971, page 14.

[5] Ibid.

[6] Elisabeth Brémond, L’intelligence de la couleur, Paris, Albin Michel, 2002, page 146.

[7] Idem, page 142.

[8] Annexe 6 : Poème de Clément Moore, 1822.

[9] Gérard Cholot, Daniel Cuzon-Verrier et Pierre Lemaire, Les Plus belles affiches de Coca-Cola, Paris, Denoël, 1986, page 100.