Jamais les Américains n’auront côtoyé d’aussi près le bonheur que lors des « Roaring-Twenties », ces « fantastiques années 20 » qui ont vu naître la société de consommation. Synonymes de prospérité matérielle, les « Roaring-Twenties » n’auront pas seulement été « fantastiques » sur le plan matériel. En effet, c’est également à cette époque qu’ont eu lieu de nombreux changements au niveau des mœurs avec une émancipation des femmes sans précédent (c’est en 1919 qu’elles obtiennent le droit de vote en Amérique pour la première fois). Dans ce second monde iconographique, nous allons voir comment Coca-Cola est parvenu à retransmettre le sentiment d’exaltation – cette grande excitation et ce profond enthousiasme si caractéristiques des « Roaring-Twenties » – dans son univers publicitaire.
2.1. Le modèle de la « jeune fille américaine »
Les années 20 ont également été marquées en Amérique par une révolution des mœurs sans précédent, touchant principalement la jeunesse féminine. En effet, on observe une libéralisation générale à l’époque qui passe par la sexualité, le mode vestimentaire et le mariage : « Les tabous qui pesaient sur la sexualité disparaissent, semble-t-il. Le baiser n’est plus l’engagement des fiançailles. Dans un roman de Scott Fitzgerald, This Side of Paradise, une jeune fille déclare : « J’ai embrassé une douzaine d’hommes. Je pense que j’en embrasserai encore une douzaine. » […] Les mères des garçons mettent les filles en accusation : « Les filles n’ont plus de modestie aujourd’hui. Elles s’habillent différemment. » […] Le changement des mœurs entraîne encore une attitude plus nuancée à l’égard du mariage. Les filles ne sont plus destinées à se transformer, un jour ou l’autre, en épouses. Le célibat, jadis considéré pour les femmes comme une honte, n’est plus autant méprisé (…) »[1]. C’est dans ce contexte de libéralisation des mœurs – et plus précisément, d’émancipation de la femme – que l’univers publicitaire de Coca-Cola va offrir au consommateur une image plus libérée de la femme en la mettant en scène dans des tenues osées pour promouvoir la boisson Coca-Cola. Il faut dire qu’au début du siècle, le support promotionnel idéal de Coca-Cola était, selon Asa Griggs Candler, le modèle de la « jeune fille américaine» : « “Une jeune femme d’une vingtaine d’années, un âge auquel les plus jeunes aspirent et dont les plus âgés se souviennent avec plaisir, belle pour plaire aux hommes et faire rêver les femmes, mais avant tout saine…”. Telles seront bien ces beautés dont le sourire exprimera la joie de vivre et qui, un Coke à la main, vanteront les mérites du soda pendant près d’un siècle. Cette image idyllique, abondamment exploitée dans les années 20, années de bonheur et de prospérité pour la marque comme pour le pays, sera quelque peu ternie par la crise de 1929 qui cependant ne semble pas avoir eu de prise sur le sourire de nos héroïnes »[2].
La jeune fille américaine de Coca-Cola a été symbolisée dans les années 20 par les « bathing beauties », ces jeunes filles en maillot de bain qui affichaient sans rougir leurs belles formes sur les plages et leur plus joli sourire pour promouvoir la boisson gazeuse. En effet, durant ces années de prospérité matérielle, de nombreuses baigneuses illustraient les kiosques à boissons dans des calendriers, affiches et autres objets publicitaires (présentoirs de table, supports détourés) de la marque. Nous allons ainsi analyser deux supports publicitaires de l’époque mettant en scène des « bathing girls » : un présentoir de table datant de 1921 et un support détouré de 1924. Même si les dimensions exactes de ces éléments publicitaires nous manquent, nous pouvons tout de même supposer que ces éléments ont eu un important impact auprès du public en raison de leur large visibilité. En effet, à l’époque, présentoirs de tables et supports détourés étaient pour la plupart incorporés dans les débits de vente par les commerçants pour attirer la clientèle, comme le soulignent si bien Randy Schaeffer et Bill Bateman dans leur « guide pour le collectionneur des objets Coca-Cola » : « Coca-Cola conçut également des ensembles de silhouettes découpées destinés à être exposés dans les vitrines des commerces et des limonaderies. Ces ensembles facilement installés étaient très attractifs pour le passant. La disposition habile des différentes pièces permettait de donner un effet saisissant de relief et de profondeur. La vogue de ces montages culmina dans les années 1920 et 1930 – les ensembles pouvaient compter alors jusqu’à vingt pièces distinctes. »[3]
2.2. Cheveux courts et jambes dévoilées
Commençons donc notre analyse par ce présentoir de table Coca-Cola de 1921 représentant une jeune naïade assise sur des rochers, près de planches de bois évoquant les restants d’une amarre, et buvant une bouteille de Coca-Cola.
Au premier abord, cette publicité semble donc mettre l’accent sur l’aspect rafraîchissant de la boisson Coca-Cola en mettant en scène un moment d’exotisme. L’étude des signes plastiques de l’image va nous permettre d’étudier plus en détails cet élément publicitaire, à commencer par le support. Comme la plupart des supports détourés de l’époque, ce présentoir de table est en carton. Ce matériau permet, entre autres, de disposer facilement le support publicitaire sur le comptoir des commerçants grâce à sa flexibilité, tout en offrant une forme adaptée au motif désiré : « Le carton est sans doute le matériau qui fut le plus utilisé pour la confection d’écriteaux et d’enseignes Coca-Cola. Il peut être découpé à la forme souhaitée ; sa rigidité permet de le positionner ou de l’accrocher facilement (contrairement au papier). Certaines réclames en carton disposaient de petits supports repliables et pouvaient être posées sur un comptoir. Les cartons découpés, réalisés à la machine et d’une forme originale, attiraient l’attention de nombreux consommateurs potentiels. Ces objets figurent sans aucun doute parmi les publicités les plus attrayantes jamais réalisées par Coca-Cola. »[4].
La forme originale de ce support de table – qui contraste avec les affiches rectangulaires de l’époque – est, de fait, liée au support carton. Ce nouveau cadre représente une petite révolution dans l’univers publicitaire des années 20 : désormais, l’image peut sortir du cadre rectangulaire habituel pour prendre la forme d’une scène de la vie quotidienne, ou bien celle de la silhouette d’une jeune femme (comme nous le verrons avec le second support détouré de 1924). L’image prend ici toute sa dimension et nous avons affaire avec cette publicité à un élément de décor (représentant un moment d’évasion) venant se greffer dans la réalité (sur un comptoir d’un débit de sodas). Cela nous donne l’impression que le commerçant met en vente du « rêve » à ses clients. Ce « rêve » mis en image fait référence en réalité à un certain mode de vie de l’époque : une jeunesse insouciante profitant à plein régime du nouveau confort matériel que la société de consommation lui offre. En effet, la jeune baigneuse sourit au client et semble tenir dans sa main la boisson estivale idéale. Mais si cette publicité restitue autant selon nous l’exaltation ambiante de la société américaine lors des « Roaring-Twenties », c’est bel et bien parce que notre « bathing girl » symbolise en elle-même l’émancipation de la femme à travers sa tenue vestimentaire. En effet, la jeune femme y est représentée avec des cheveux courts et laisse entrevoir ses jambes, chose impensable avant les années 20, comme peut l’illustrer l’affiche de 1915 – en couverture de cet article – mettant en scène la toute première jeune fille en maillot de bain, vêtue d’une longue robe noire et de collants noirs. André Kaspi décrit bien dans son ouvrage sur les Etats-Unis au temps de la prospérité les changements de la jeune fille américaine dans les années 20 : « A travers des images déformées apparaît d’abord une nouvelle silhouette. Robes et jupes courtes, à la hauteur du mollet ou du genou ; cheveux coupés… L’Américaine fume une cigarette qu’elle a placée dans un long fume-cigarette ; elle se déplace perchée sur de hauts talons, mène joyeuse vie, danse le charleston, parcourt des milliers de kilomètres dans son auto, cherche à tirer parti des plaisirs de l’existence comme si tous les interdits avaient été levés. La cage ouverte, l’oiseau vole enfin sans subir la moindre contrainte. »[5]. L’univers publicitaire de Coca-Cola semble donc s’être une fois de plus adapté au contexte social de l’époque, et l’étude du second support publicitaire détouré ne va faire que renforcer ce sentiment.
2.3. La féminité exaltée
Ce support publicitaire détouré datant de 1924 met en scène une jeune femme assise sur un bollard[6] et tenant dans sa main un verre de Coca-Cola, courte vêtue, à l’allure audacieuse. Cette jeune femme fait donc elle aussi partie de la catégorie des « Bathing Beauties » de Coca-Cola et son turban rouge n’est pas sans nous rappeler l’univers des pirates, une population « sauvage » bravant tous les interdits. En optant pour une tenue courte, la « bathing girl » de Coca-Cola est à l’image de la nouvelle femme des années 20, à savoir plus libérée et plus provocante qu’auparavant, comme le fait si justement remarquer André Kaspi à travers l’exemple vestimentaire :
« Incontestablement, il y a une révolution dans l’habillement et le comportement. En 1920, les jupes et les robes s’arrêtent à 22,5 cm du sol. Mais, d’année en année, les variations de la mode sont notables. En 1925, les genoux sont couverts. L’année suivante, ils ne le sont plus. Des jeunes filles n’hésitent pas à s’habiller plus court encore. »[7].
Ce côté « sauvage » et provocant de la nouvelle femme des années 20 qui ressort de cette publicité est également accentué par un signe plastique prédominant : la couleur verte. En effet, le vert peut évoquer la nature dans sa forme la plus sauvage tout en étant le symbole d’une certaine renaissance selon Elizabeth Brémond : « C’est la couleur de la feuille au printemps, du renouveau. […] Empiétant sur la signification symbolique du bleu, le vert fut longtemps attribué à la couleur de l’océan, à ses dieux et à la faune qui le peuple. Il reste la couleur de la matrice, enveloppante, calmante, rassurante, bénéfique. »[8].
Mais la symbolique de la couleur verte ne s’arrête pas là et semble signifier à merveille l’exaltation ambiante de la jeunesse américaine lors des « Roaring-Twenties » si on se réfère à la puissance conative de la sève de l’arbre : « Le vert est la couleur dominante de la nature, de la campagne, prés, pâturages, mousses, arbres, vergers, potagers, jardins, bois, parcs et forêts. Couleur des lacs, des étangs, des fleuves et des rivières situés à proximité des feuillus, tels les saules pleureurs qui, par phénomène de réflexion, teintent la surface de leurs eaux en vert. Tout dans la nature, avant de se colorer de diverses nuances, se décline en tonalités de vert : les fruits et les légumes (la tomate, la banane), les fleurs… Reprenant cette idée de croissance, l’esprit humain attribue le vert à la jeunesse, pleine de sève et d’ardeur. »[9].
Longtemps restée en cage, il semblerait que la jeune fille américaine ait enfin choisi le moment de s’imposer et de revendiquer sa féminité. Les publicités de Coca-Cola mettant en scène des « Bathing Beauties » semblent véhiculer cette exaltation de la féminité par différents éléments :
- D’abords plastiques, avec le cadre et la couleur. En effet, comme nous l’avons déjà observé plus haut, le cadre de l’image publicitaire change de forme pendant les « Roaring Twenties » et marque ainsi une rupture par rapport aux publicités précédentes, s’inscrivant ainsi dans une époque dorée de l’illustration (tout comme l’époque). La couleur est, elle aussi, un signe plastique qui peut revêtir une importance capitale dans l’analyse d’une image et ici le vert, symbole de renaissance et de croissance, n’est pas sans nous rappeler l’émancipation nouvelle de la jeune fille américaine.
- Mais aussi iconiques, puisque la jeune fille américaine représentée dans cette publicité semble sereine et sûre d’elle en dévoilant une partie de son corps, comme pour séduire le futur consommateur. Tout comme la baigneuse du présentoir de table, notre « femme sauvage » n’hésite pas à afficher son plus beau sourire lors de la pause Coca-Cola.
Par conséquent, tout laisse à penser que Coca-Cola a su profiter de cette période de prospérité matérielle et de bonheur pour faire de la boisson le symbole d’un mode de vie heureux et d’une société optimiste.
Merci à Marie-Anne Muller pour son regard féminin, attentif et bienveillant, sur ce second monde iconographique.
[1] André Kaspi, Les Etats-Unis au temps de la prospérité : 1919-1929, Paris, Hachette, 1994, pages 117-119.
[2] Gérard Cholot, Daniel Cuzon-Verrier et Pierre Lemaire, Les Plus belles affiches de Coca-Cola, Paris, Denoël, 1986, page 42.
[3] Randy Schaeffer et Bill Bateman, Coca-Cola : guide pour le collectionneur des objets Coca-Cola d’hier et d’aujourd’hui, Courbevoie, Soline, 1995, page 77.
[4] Randy Schaeffer et Bill Bateman, Coca-Cola : guide pour le collectionneur des objets Coca-Cola d’hier et d’aujourd’hui, op. cité, pages 71-72.
[5] André Kaspi, Les Etats-Unis au temps de la prospérité : 1919-1929, Paris, Hachette, 1994, page 110.
[6] « Pièce de bois ou d’acier, cylindrique, fixée verticalement sur le pont d’un navire pour enrouler les amarres » – Le Petit Larousse illustré, Editions 2000 (« bitte »).
[7] André Kaspi, Les Etats-Unis au temps de la prospérité : 1919-1929, op.cité, page 110.
[8] Elisabeth Brémond, L’intelligence de la couleur, Paris, Albin Michel, 2002, page 205.
[9] Elisabeth Brémond, L’intelligence de la couleur, Paris, Albin Michel, 2002, page 207.