« Comme toujours, les images publicitaires que génère la marque illustrent très bien l’époque. Si les affiches des années 41-45 nous montrent des militaires en uniforme, si des séries documentaires font connaître aux jeunes Américains les avions utilisés par l’U.S. Air Force, elles nous rappellent également qu’aux États-Unis, malgré les préoccupations légitimes que provoque la situation mondiale, la vie continue. L’emphase est mise sur la maison, le foyer. On voit sur ces images des épouses, des enfants, des réunions familiales : « It’s a family affair » (c’est une affaire de famille) ».[1]

Cette citation reflète bien l’univers publicitaire de Coca-Cola dans les années 40, car en plus de servir les soldats américains sur le front, la marque patriotique a également su se montrer particulièrement présente dans la vie quotidienne des Américains restés au pays. En effet, en se recentrant sur les valeurs du foyer et de la famille dans ses publicités, Coca-Cola a voulu montrer qu’il n’oubliait pas toutes ces femmes qui étaient restées à la maison en attendant leurs maris ni tous ces enfants qui vivaient au rythme des permissions accordées à leurs pères. Une nouvelle Amérique était en train de se mettre en marche, et Coca-Cola a su galvaniser ce public dans les années 40 à travers ses nombreuses affiches publicitaires mettant en scène les valeurs chères aux Américains.

6.1. « It’s a family affair »

Affiche publicitaire, Canada, 1941, 54 x 94 cm.

En regardant cette affiche parue en 1941, nous semblons avoir affaire à un portrait de la famille américaine idéale : la mère habillée en « working woman », le père en « business man » et le fils à l’allure sportive boivent une bouteille de Coca-Cola en esquissant un large sourire face au récepteur. Cette famille semble donc au premier abord appartenir à l’upper-middle class. En véhiculant cette image aux yeux de tous, Coca-Cola cherche peut être à montrer la facette dorée de l’Amérique, celle qui parvient à se hisser au sommet de l’échelle sociale. Nous pouvons citer à ce propos un extrait du journal « Technikart » paru en 1996 qui résumait la période des années 40 comme celle « de l’Amérique sûre d’elle-même d’avant le Vietnam et la crise économique. […] Des États-Unis tels qu’en eux-mêmes, persuadés du bien fondé de leur mode de vie, se voyant comme une énorme « upper middle class », l’étendant chaque jour et assimilant pêle-mêle ouvriers, soldats… ».[2] Cette image apparaît donc comme réconfortante pour le moral des Américains puisqu’elle dessine le portrait d’une famille soudée et unie et correspond à l’attitude générale du pays – et de Coca-Cola – en temps de crise : montrer le meilleur visage des États-Unis d’Amérique. Le slogan « C’est une affaire de famille » semble véhiculer la valeur de transmission familiale : Coca-Cola serait en quelque sorte un héritage familial qui passerait de père en fils et de mère en fille et même au-delà… En effet, cette affiche semble clairement être une invitation à consommer du Coca-Cola en famille. Il faut alors se resituer dans le contexte de l’époque : en cette période de guerre, les hommes combattent sur le front tandis que la majorité des femmes attendent le retour de leurs époux à la maison. Coca-Cola semble alors être présent lors de ces retrouvailles en famille, nous prouvant encore une fois que la boisson gazeuse est présente lors des moments conviviaux. Boire un verre de Coca-Cola, c’est alors partager un bon moment en famille, moment rare en cette période de guerre qui laisse très peu de place aux retrouvailles en famille.

 

6.2. « Welcome home »

Comme annoncé en introduction, l’accent est mis sur le foyer (« home » en anglais) dans les publicités de l’époque. Sur cette affiche de 1944, le slogan « Welcome home »[3] et le fond du frigidaire éblouissent le récepteur par une couleur jaune très lumineuse : c’est le côté « illuminé » de Coca-Cola qui semble nous faire partager un moment de bonheur et d’émotion lors du retour à la maison du soldat américain. En effet, ce dernier est dès son retour accueilli par sa femme et Coca-Cola : le premier réflexe de l’épouse est de lui offrir une bouteille de Coca-Cola. A un niveau connoté, nous pouvons donc en déduire que la boisson Coca-Cola est présentée dans cette image comme la boisson nationale, puisqu’il semblerait que ce soit la boisson qui caractérise le plus le foyer américain à en juger par le slogan et le message iconique. Mais, là encore, il faut en revenir aux origines étymologiques du terme « home » pour bien en saisir la portée. En effet, bien que le mot signifie dans le sens premier « la structure physique dans laquelle chacun vit, comme une maison ou un appartement », « home » est également un mot très chargé symboliquement puisqu’il peut aussi bien désigner « un environnement offrant sécurité et bonheur » qu’ « un endroit évalué considéré comme un refuge ou un endroit d’origine » selon le dictionnaire anglais en ligne « Answers.com ». Nous pouvons alors en déduire que le foyer américain est avant tout un endroit symbolique réconfortant puisque c’est la place d’origine du citoyen américain. Retourner au sein du foyer familial, c’est donc revenir sur sa terre d’origine pour le soldat américain. Pour mieux comprendre l’importance que le « foyer » peut avoir dans l’esprit d’un Américain, il convient de s’intéresser à sa place dans la culture américaine : « La privation et la nostalgie devant l’impossibilité de retrouver le foyer perdu est un thème central de l’œuvre du romancier Thomas Wolfe (Look Homeward, Angel, 1929, You Can’t Go Home Again, 1940). On perçoit bien chez lui les contradictions qui déchirent les Américains, en quête de permanence et de stabilité d’une part, assoiffés d’expériences nouvelles et d’aventures de l’autre, tiraillés entre le besoin de prendre racine et le désir d’aller de l’avant, de partir « on the road, » vers l’ouest, vers l’avenir, vers la réussite. »[4].

Prendre racine et revenir dans un environnement stable, voilà ce qui semblait manquer à ces hommes partis combattre en Europe sur le front, loin de leurs femmes et de leurs enfants. Coca-Cola est là pour accueillir ces Américains dans leur foyer. Plus qu’un endroit où ils logent, ces hommes ont retrouvé leur petit cocon familial, celui dans lequel ils avaient laissé toutes les choses qui faisaient partie de leur mode vie avant qu’ils partent en guerre. Même si Coca-Cola ne les a jamais vraiment quittés (la boisson les ayant accompagnés dans la guerre), en retournant à la maison, les soldats américains semblent retrouver leurs petites habitudes, et Coca-Cola semble faire partie du nouveau quotidien des Américains, et même du mode vie américain en général. En effet, en ayant recours à cette affiche publicitaire, la Compagnie a sans doute voulu faire de la pause Coca-Cola un usage universel en l’imposant comme le symbole du mode de vie américain. Il semblerait que nous ayons affaire avec cette affiche publicitaire à une « identification normative », selon l’expression empruntée à Doris-Louise Haineault et Jean-Yves Roy :« Pour des produits plus quotidiens, l’identification suggérée se devra d’être moins idéalisante, de rassurer davantage sur la conformité d’un geste avec l’usage. Pour introduire, par exemple, un mets instantané, (…), pour mettre en lumière tout ce qui peut changer des habitudes, il importe, comme on l’imagine, d’assurer à son spectateur qu’il n’est pas seul à opérer cette mutation, qu’en l’effectuant, il se conforme à un usage qui se répand. »[5]. En effet, le récepteur de l’image semble être témoin d’une scène de la vie quotidienne qui est loin d’être unique dans son genre puisqu’elle décrit une situation assez « universelle », car commune à de nombreux Américains : le retour du soldat à la maison. En s’immisçant dans ce moment intime vécu simultanément par de nombreux Américains, Coca-Cola semble par la même occasion s’inscrire dans le mode de vie américain : prendre une bouteille de Coca-Cola s’apparente à un usage familier, conforme à tous les Américains.

Au cours de notre étude, nous avons vu quel rôle pouvait jouer le support dans l’analyse d’une image publicitaire. En étudiant le support publicitaire qu’est l’affiche, nous pouvons alors creuser plus loin notre analyse. En effet, l’affiche a une rhétorique bien à elle, qui intervient dans le psychisme du consommateur potentiel. Françoise Enel a consacré tout un ouvrage sur la rhétorique de l’affiche dans lequel elle décrit ses principales fonctions : « L’affiche ne se veut pas seulement argumentatrice, elle se veut surtout suggestive, insinuante. (…) Donner à l’imaginaire le masque du réel, tout en maintenant dans l’affiche l’ambiguïté d’un objet vraisemblable mais pas forcément authentique, constitue une des fonctions fondamentales de la rhétorique de l’image publicitaire. »[6]. Nous pouvons donc lire cette affiche publicitaire comme un miroir imaginaire du réel dans la mesure où, même si l’affiche est placardée dans la rue, c’est-à-dire dans la vie réelle et est confrontée au regard de réels passants, l’affiche n’en demeure pas moins qu’une représentation imaginaire d’une scène vécue réellement par plusieurs Américains. Par conséquent, même si cette affiche ne représente pas une scène réelle, elle n’en constitue pas moins une scène réaliste dans le psychisme d’un passant qui jette un œil pour la première fois sur cette affiche publicitaire. Elle peut alors lui suggérer de l’affection ou bien un sentiment de réconfort si elle lui rappelle ce moment de retrouvailles. Coca-Cola semble alors jouer sur la corde sensible de l’Amérique en temps de guerre en diffusant l’image du retour du soldat à la maison. Chaque Américain peut se reconnaître dans cette affiche et sa force réside, semble-t-il, dans le fait qu’elle joue sur les émotions du récepteur. Le même individu peut passer plusieurs fois devant l’affiche dans la rue et l’interpréter à chaque fois d’une manière différente, ou bien intensifier sa première émotion. Ces données sensorielles sont des choses qui nous échappent car elles sont difficilement mesurables et diffèrent suivant le récepteur. Avec cette affiche publicitaire, Coca-Cola semble éveiller l’espoir pour la femme américaine de retrouver son mari de manière définitive.

En conclusion, nous voyons bien à travers l’analyse de ces deux affiches, la stratégie adoptée par la firme pendant la Seconde Guerre mondiale : mettre en relief les valeurs qui font la fierté de l’Amérique telles que la famille et le foyer. Coca-Cola semble s’inscrire au cœur du foyer, au cœur de ce sanctuaire sacré dans lequel chaque Américain retrouve un peu de soi, un peu de son identité et de ses origines. En ce sens, l’univers publicitaire de Coca-Cola en temps de guerre continue à entretenir le mythe de Coca-Cola, celui d’un mythe de l’américanité défendant de manière patriotique les principales valeurs américaines.

[1] Gérard Cholot, Daniel Cuzon-Verrier et Pierre Lemaire, Les Plus belles affiches de Coca-Cola, Paris, Denoël, 1986, page 40.

[2] «Coca-Art, fragments d’une saga de soda », Technikart, n°3, 1er février 1996. Cité dans Coca-Cola : l’enquête interdite de William Reymond, op. cit., page 325.

[3] « Bienvenue à la maison ».

[4] Michel Rezé et Ralph Bowen, Introduction à la vie américaine, Paris, Armand Colin, 1997 (2ème édition), page 48.

[5] Doris-Louise Haineault et Jean-Yves Roy, L’inconscient qu’on affiche, Paris, Editions Aubier Montaigne, 1984, page 54.

[6] Françoise Enel, L’affiche : fonctions, langage, rhétorique, Tours, Mame, 1971, pages 10-11.